26.2.15

Les poteaux de torture

 
Valéri Sosnovski , dont nous avions parlé récemment, beau-frère de feu le poète Boris Ryjii, me confia il y a peu qu’il avait vécu dans le Onzième Secteur, un quartier non répertorié d’Ekateringbourg, construit spécialement pour la police stalinienne, dans les années 1930. Et qu’il y traînait encore le fantôme de la Tchéka, perceptible dans l’atmosphère, quand il s’y saoulait avec ses amis.
Nous dédions ce poème à feu Hafed Benotman, qui y aurait sans doute retrouvé des spectres familiers de contrôle et d’interrogatoire.


LE ONZIÈME SECTEUR
De Valéri Sosnovski,
(Traduit par TM),
Loué soit le constructivisme ! Toute la puissance de ses fondements
A présenté sous nos yeux Cokolov l’architecte.
Dans cette bourgade de Tchékistes, on boit de la bière jusqu’au couchant,
Mais la pleine lune s’élève sur la zone circonspecte,
Et transparaît vacillante dans une lueur ineffable
Le Onzième Secteur tchékiste qui sur la carte n’existe pas.
Le Onzième secteur tchékiste où en cuir imperméable
Vivent de sombres errants — feu étouffé dans des yeux de soldats.
Ils lisent et décèlent le front plissé,
Dans les tragédies d’Eschyle, de la lutte de classe l’idée,
Se parlent au fond des bureaux, gribouillent des rapports,
Et l’air est fait pour eux d’humaine terreur.
Fais attention, Dieu te préserve, dehors,
De, par une nuit pareille, t’aventurer dans le Onzième Secteur.
Tu arpentes les couloirs où parle le mensonge,
Siècle sévère, imprimant des pas pesants
Ensuite on te mène au bureau, l’air poli comme en songe,
Au-dessus d’une table vide trône le portrait de Djerzinski
Et Djerzinski contemple le siècle futur, l’œil perçant
Je vous en prie, asseyez-vous, camarade anonyme,
Avec qui parliez-vous hier d’Amsterdam l’air réjoui
La lampe de cent watts blesse tes yeux pusillanimes.
Imbécile, croyais-tu facile de supporter la torture ?
Les phalanges brisées, la douleur se concentre au creux des mains
Balance tes proches, toi-même et tes copains
D’horreur tu t’écartes de toi-même, ordure !
Que se repente l’ennemi du peuple ! Eh, qui est là, gardien !
Et dans un sous-sol assourdi long d’un millénaire,
Le métal froid d’un flingue regarde ta nuque éphémère
Le gardien essuie la sueur de son front d’un revers de main :
Dur boulot. Fusillade de minuit.
Mais un bruit de tension, dans le froid qui précède l’agonie,
On dirait, n’est-ce-pas qu’une colombe crie ?
De la cour s’enfuient les ombres effrayées,
Le Onzième Secteur se dissipe, comme de la fumée
Et tu sors dans la cour, grisonnant et brisé
Tu prends une cigarette de la main encore valide
Tu aspires, tu t’assieds, et lentement tu t’apaises tout-a fait
À mi-voix, tu déblatères sur la prison-mère morbide.
Et que tu as pigé la Tchéka, tu n’en parleras jamais.
VALERI SOSNOVSKI



ОДИННАДЦАТЫЙ КОРПУС
Хвала конструктивизму! Всю мощь его основ
Воочию представил нам зодчий Соколов.
Мы в Городке чекистов пьем пиво дотемна,
Но полная восходит над Городком луна,
И проступает зыбко сквозь несказанный свет
Одиннадцатый корпус Ч его на карте нет.
Одиннадцатый корпус Ч там в кожаных плащах
Угрюмые скитальцы с глухим огнем в очах.
Они читают книги, вскрывают, хмуря лбы,
В трагедиях Эсхила смысл классовой борьбы,
Толкутся в кабинетах, черкаются в делах,
И воздух заменяет им человечий страх.
Но только опасайся, господь тебя прости,
В одиннадцатый корпус в такую ночь войти.
Пройдешь по коридорам, где говорит ЂСолги!ї
Суровый век, чеканя тяжелые шаги,
Потом тебя учтиво проводят в кабинет,
Где над столом пустынным Дзержинского портрет.
Глядит Дзержинский зорко, глядит в грядущий век,
Прошу, прошу, присядьте, товарищ имярек.
Вы с кем вчера беседу вели про Амстердам?
И свет стоваттной лампы ударит по глазам.
Глупец, ты думал, пытки легко перенести?
Раздроблены фаланги, теснится боль в горсти.
Продашь друзей, и близких, и самого себя
И в ужасе отпрянешь от самого себя!
Ты думал схорониться в свой виртуальный мир?
Каюк врагам народа! Эй, кто там, конвоир!
И вот в глухом подвале длиною в тыщу лет
Тебе глядит в затылок холодный пистолет,
И конвоир устало стирает пот со лба:
ЂТяжелая работа. Полночная пальбаї.
Но в холоде предсмертном ты напрягаешь слух:
Не закричит ли где-то поблизости петух?
Заголосил, родимый! Пришла его пора!
Испуганные тени метнутся со двора,
Одиннадцатый корпус растает, словно дым,
И ты во двор выходишь разбитым и седым,
Достанешь сигарету здоровою рукой,
Затянешься, присядешь и обретешь покой,
Вполголоса затянешь про матушку-тюрьму,
А что ты в жизни понял Ч не скажешь никому.
                                   ВАЛЕРИИ СОСНОВСКИЙ


21.2.15

Hafed Benotman, les meilleurs partent les premiers…


LA MORT DE HAFED BENOTMAN
         La vodka m’aidera-t-elle à parler de lui, ou bien sera-t-elle un obstacle ? Pourtant, comme à chaque deuil, j’ai envie de boire jusqu’à la syncope, et de baiser à perdre haleine. Ni l’un, ni l’autre ne sont possibles, j’ai fini la bouteille, et je suis seul, par cette soirée funèbre.
         Je ne connaissais pas si bien Hafed Benotman, mort aujourd’hui, comme me l’a fait savoir un ami. Et il était cul et chemise avec la gauche caviar de Rivages éditions, celle qui m’a lourdé, quand j’ai définitivement refusé de montrer patte blanche, il y a quelques années. On ne s’en voulait pas, l’un et l’autre pragmatique, comme il sied à ceux qui ont vu les os dénudés de la vie, disait William Burroughs, lui dans sa dérive de braqueur malchanceux, voire maladroit, quinze ans de taule pour pas bézef, moi dans les spirales infinies de la came et de ses conséquences. On nous avait présenté, chez Rivages, l’idée étant de me remettre dans le droit chemin politcorrect par l’entremise d’un braqueur rebeu, dont le statut victimaire permettait à la vermine post-gauchiste de se mirer dans sa bonne conscience de larve, et de me soumettre à ses oukazes de planquée à la générosité factice. Et, surprise, surprise, on s’aimait bien, Hafed et moi. Je comprenais qu’il rafle les prébendes des bourgeois post-gauchistes, après tout, quelle autre sortie de galère pour lui ?… Il percutait que j’ai une autre représentation du racket gauchiste sur le polar — la révolte, il connaissait. Tout ça sans en parler, en fait, on traînait ensemble en rigolant de nos différences. Le souvenir de Paris aux époques que nous avions connu l’un et l’autre nous rapprochait en dépit de tout. C’était instinctif et aucune vermine gauchiste St-Germain n’aurait pu comprendre ça. Du spontané, et du non-hiérarchique comme seuls ceux qui ont vécu dans la rue à une époque précise peuvent éprouver.
         Hafed me fut particulièrement reconnaissant d’avoir discerné comme un bijou de son style d’auteur, car c’était ce qui lui importait vraiment, les accélérations psychotiques de sa violence de réprouvé, signe selon moi d’un véritable talent d’auteur, inédit partout ailleurs, signe d’un don unique de romancier. La vermine gauchiste, petits fours et prix de Flore, dans sa compassion à prix fixe, n’avait pas remarqué ce qui comptait pour lui plus que tout, sa place de romancier sans pareil.

         Lorsqu’il s’égara à braquer des Caisses d’Épargne à visage découvert, en 2004, je crois, et repartit au trou parce qu’il ne s’adaptait pas à la vie civile et qu’on l’avait reconnu sur les vidéos, les pleureuses de Rivages crièrent tout d’abord au fascisme, avant d’admettre l’évidence —Hafed déconnait sérieux, lui qui donnait des cours de réinsertion. Il devait du pognon à la vermine gauchiste, et n’avait pas trouvé d’autre moyen de leur rembourser. Quand je me moquai de lui — déjà en prison — à ce sujet (On emprunte du blé à ceux qu’on peut faire attendre, eh, bamé !…) dans les quelques lettres que je lui adressai, il admit en riant que c’était pas faux. Avant de me dire — car c’était un grand vivant — que de sa geôle, il préférait écrire aux mousmées folles de son corps, pour des raisons qui se passent d’explications encyclopédiques. Fin de notre correspondance. J’étais en Amérique et ne revis pas Hafed pendant longtemps, ignorant de son sort. Du reste, c’est cette vieille biscotte de Guérif, froussard comme pas deux, qui m’avait appris qu’Hafed était en taule. Légaliste, comme seul un socialo de contrebande peut l’être, il m’avait raconté les errements d’Hafed, dans la bagnole qui nous menait dans sa maison de campagne normande. J’avais rigolé, un truand rebeu suit sa voie, si convivial et Génération Mitterrand qu’il lui soit utile à tel ou tel moment d’apparaître. Mais Guérif était cave comme c’est pas permis, et il avalait tout, hook, line and sinker, comme on dit Outre-Atlantique. Guérif s’étonna, Battesti et Pagan avaient eu la même réaction que moi. Le terroriste anarcho, le flic, et l’aventurier pensaient pareil : le truand rebeu était plus complexe qu’il ne semblait au premier abord, si gentil soit-il. Hafed, si naze me semblait-il alors — vraiment il aurait pu se retenir, ces braquages n’avaient rien d’indispensables, et l’avaient encore expédié en taule —  ne m’en était, paradoxalement, que plus sympathique.
         Je ne revis Hafed qu’en juin 2014, à Polar sur la Plage, au Havre. Il avait sévèrement vieilli, lui, monument de beauté et d’orgueil quand je l’avais connu, ce que j’attribuais à son dernier séjour derrière les barreaux. Puis on me glissa qu’il avait subi une crise cardiaque. Le cœur, oui, le cœur, c’était son point faible, il en avait trop pour la vie de chien qui lui était tombée dessus. Nous nous sommes tombés dans les bras, en se revoyant, au Havre. Lui le truand rebeu, et moi l’anar de droite. On se respectait. On s’aimait bien, citoyens d'autrefois d’un Paris qui a disparu corps et bien.
Et j’en suis fier, à l’heure des larmes, à l’heure où on ne le verra plus jamais, ce romancier d’élite, ce truand malchanceux. Ce mec-là avait quelque chose de rare, une note qui n’appartenait qu’à lui.
TM, février 2014

4.2.15

Quartiers perdus


« Je veux une vie remplie d’incidents » disait Céline, très mauvaise référence, évidemment, dans la politicorrectitude moderne, forme contemporaine de l‘éternelle imbécilité conformiste, héritière du puritanisme protestant d’origine américaine partout triomphante en Phrance post-moderne, celle qui se sert des transgressions d’hier pour justifier les conventions d’aujourd’hui. Néanmoins, et nonobstant les errements haute trahison pro-boches (impardonnables certes, et alors, depuis quand les génies doivent être sans taches ?…Depuis quand la réalité doit être sans paradoxes, depuis quand les néo-cons et les gauchistes — frères en sectarisme et bêtise — ont le monopole de l’Histoire ?…)   dont l’auteur précité  se rendit coupable, ce fut tout de même le génie littéraire de langue française au XXe siècle. Il avait quelques lumières sur la façon dont on fabrique une œuvre significative.
Au nombre des « incidents », dont Antifixe peut se glorifier, on compte, tout récemment,  l’apparition de Valéri Sosnovski, compagnon de la sœur d’un poète dont le nom est devenu au fil du temps sur ces pages familier au lecteur : Boris Ryjii. Et c’est notre seul titre de gloire : être un aimant de subjectivités radicales, comme disait Vaneigem,  « Cracher, seulement cracher, mais mettre au moins tout le Niagara dans cette salivation », comme disait Drieu La Rochelle, justement à propos de Céline, dans sa préface à Gilles.
P.S. Tout à nos règlements de compte, on oubliait de préciser que ce poème est dédié à la sœur de Ryjii, par celui qui est son actuel mari, et qu'il évoque l'expédition du couple à Dvortchermet, où avait grandi Ryjii.
Ekaterinbourg, Sibérie, centre-ville, loin des cités d'urgence décrites ci-dessous



VTORTCHERMET
(TRADUIT PAR TM)
Les cours anciennes dans les quartiers mal famés de Tchermet
Les mêmes vieillardes et les mêmes balançoires.
VERS DE FEU BORIS RYJII

1
Tu viens de pleurer sur mon épaule
Sur tout, les débiles, les tueurs, les types sortis de taule
Sur le monde sans pitié, sur le fragile destin
Sur soi-même, notre jeunesse vendue,
Des enfants trompés, depuis les langes convaincus
De l’insouciance des temps contemporains
De la pureté des paroles aux lèvres paternelles
Et aux pages des livres, la vérité éternelle.

2
Aux confins du monde, sous un ciel gris,
Où le brouillard est une fumée épaisse
Siècle après siècle, des tuyaux d’usine jaillie
Soufflée tout droit dans l’âme, industrielle puante graisse,
Où s’abritent dans des immeubles de cinq étages
Tribus de demi-clodos, et de semi-truands
Dressée au bord du gouffre, toit arraché dans l’orage,
Dressée dans le vent noir, comme un ange d’argent.

3.
Et les époques s’engouffraient dans l’entonnoir,
Les vieilles cours, les tas de neige, étreintes en rêve,
Crépuscule de la nuit, sur fond de tuyaux fumants s’élève,
Trois bancs, les poteaux défoncés d’une balançoire
Et l’entrée délabrée, comme un mensonge ancien
Rebord de fenêtre plein de mégots, débauche des voisins,
Son des bouteilles brisées, fouille au corps dans un sourire,
Douceur putréfiée, funérailles d’inconnus qui viennent de mourir.

4.
À ta mélancolie, ta douleur, tu fis tes adieux,
Et te glaçait jusqu’aux os le gel de janvier,
Par le haut réverbère l’obscurité prolongée
Et ta voix tremblait, dans mes paumes, tout au creux,
Et les ombres stalactites sur la terre projetées
 Trouvèrent le pardon, dans une chaleur d’outre-tombe
Se consumèrent, étincelles, libres pour l’éternité,
Les larmes sur la neige réduite en cendres de catacombe.
Valéri Sosnovski.
Champagne soviétique, publicité.


ВТОРЧЕРМЕТ
Старенький двор в нехорошем районе Ч
Те же старухи и те же качели.
†Борис Рыжий

1
Только плакала ты у меня на плече
О дебилах, убийцах, зэка и вообще
О безжалостном мире, о хрупкой судьбе
Нашей проданной юности, и о себе,
Об обманутых детях, которых с пелен
Убеждали в беспечности наших времен,
И в безгрешности слов на отцовских устах,
И в бессмертии истин на книжных листах.

2
На окраине мира, под небом седым,
Где туманом является пасмурный дым
Из фабричной трубы, где столетья подряд
Прямо в душу смердит жировой комбинат,
Где ютится в домах ровно в пять этажей
Племя полубандитов и полубомжей,
Ты стояла у бездны, разъятой вверху,
Как серебряный ангел на черном ветру.

3
И, сорвавшись, летели в воронку времен
Старый двор и сугробы, объятые сном,
Сумрак ночи на фоне дымящей трубы,
Три скамейки, разбитых качелей столбы,
И подъезд, обветшавший, как древняя ложь,
Подоконник в окурках, соседский дебош,
Звон разбитых бутылок, с ухмылкою шмон
И тлетворная сладость чужих похорон.

4
Ты прощалась с печалью и болью своей,
И январский мороз пробирал до костей,
И высокий фонарь темноту удлинял,
И твой голос в ладонях дрожал у меня,
И застывшие льдинками тени в земле
Обретали прощенье в нездешнем тепле
И сгорали, как искры, свободны навек,
ВАЛЕРИИ СОСНОВСКИЙ.




Psychologie de masse des fourmis


Sur le cargo sobre à l’ancre, les monstres de fer des ports nocturnes et leur incessant manège tonitruant, raclant, puant le fioul et la surproduction me calmaient. À quoi bon, pensais-je, se dresser contre cette perpétuelle usine en marche, comment pouvait-on prétendre bloquer ce gigantisme à l’œuvre, ce mouvement sans issue mais implacable dont la masse réduisait à néant tout ce qui savait voir ? J’entretenais  des sentiments plus sceptiques encore que d’habitude envers la révolution  dont se réclament mes quelques camarades que je crois sincères, pour qui c’est un peu plus qu’une façon de racoler la clientèle, comme c’est presque toujours le cas chez les légions de tartuffes défenseurs d’opprimés grouillant à tous les postes de l’édition, et dans divers milieux littéraires. Pour que les métalliques dinosaures interrompent leur ballet, il ne faudrait pas moins qu’un météore dont la chute déclenche un cataclysme planétaire aux conséquences incalculables. 


Peut-être que les activistes de Notre-Dame des Landes parviendraient à annuler l’aéroport. Ou non. Mais même s’ils atteignaient leurs objectifs, dix autres enfers post-cybernétiques seraient bientôt creusés, concassés, nivelés par les machines-outils. Et une paix étrange, qui vient lorsqu’on accepte l’inéluctable, m’envahissait alors. Cette danse du fer sans grâce et sans merci ne manquait pas d’une certaine beauté tragique par l’effroi qu’elle suscitait — fascinant les hommes avec son efficacité d’armée industrielle à la manœuvre, bataillons d’esclaves, dans l’engrenage de leur spirale infinie. Ils produiraient et distribueraient jusqu’à l’engorgement ultime, ou la catastrophe qui annulait tout et coïnciderait peut-être.
Aucune idéologie, aucun engagement, aucune protestation ou aménagement n’aurait d’autre effet que cosmétique.
Le Cargo sobre, inédit, extrait, TM 2013