11.7.15

Des villes et des poètes (1)


JL, TM, ciel gris, juin 2015
         DES ATOMES SUSPENDUS ENTRE QUELQUES NÉBULEUSES

C’est Charles Duits — ami d’André Breton, surréaliste tardif, redécouvert par Daniel Mallerin simultanément avec Léo Malet, lui aussi dans les anthologies préparées par Mallerin aux Cahiers du Silence des éditions Kesselring au début des années 1970 — qui parlait dans un poème inspiré par la mescaline du : Silence Fou de l’Été.
Gombrowicz, pour sa part, décrit un midi estival dans un champ de blé, avec une réflexion équivalente sur le déferlement de lumière : C’était noir, tout était noir de soleil… au début de Ferdydurke. Bien sûr, c’est un des renversements dialectiques dont il a le secret, surtout en début de roman. Il cherche avant tout à perturber son lecteur, à l’égarer, à le persuader que la réalité est simultanément bien autre chose que ce qu’il semble, et qu’au fond, il importe juste de choisir le segment le plus pulpeux à notre goût. Pour l’entraîner plus loin dans son délire de romancier, seul maître après Dieu du monde qu’il propose.
C’est loin d’être notre saison favorite, l’été, on aborde toujours avec circonspection ces quelques mois surchauffés, émollients, plongeant les masses dans l’hystérie du devoir de jouissance. Sans être de la race des vampires rock’n’roll, incapables de voir le jour et donc de travailler, on n’a rien du héros solaire, tout de même, ni du Beach Boy.
Et pourtant, dans les villes, et mégapoles où j’ai traîné, il m’arrivait souvent de jouir de cette sensation de silence et d’opacité, dans une rue accablée qui me rappelait et Duits, et Gombrowicz.

POUR L’INSTANT, DÉMERDEZ-VOUS
Chaque ville avait sa note particulière de chaleur et de lumière . Paris était étouffant, et en 2003, on a failli crever : pieds et torse nus, deux ventilateurs à fond les manettes, fabrication chinoise, distribution Barbés-Rochechouart.  On commençait presque à avoir du mal à boire de la bière. Au bord de leur piscine, les ministres nous recommandaient de baisser la clime, à la télé. Un été très instructif : on pouvait calancher comme des mouches, on s’inquièterait plus tard en haut lieu, à la rentrée, pour limiter les dégâts électoraux. Pour l’instant, démerdez-vous.
À Washington Heights, dans le nord de Manhattan, les masses compactes d’air visqueux à fendre au plus près de la rivière en rêvant d’un souffle d’air — enfermaient même les vendeurs de coke Dominicains, assez accrocheurs d’habitude, dans le mutisme. Cette année-là, 1992, les émeutes qui avaient suivi l’exécution d’un dealer connu du quartier avaient provoqué des incendies qui n’avaient pas fait baisser la température. Tout le monde était abattu — non j'exagère, un ou deux cadavres seulement, les autres se contentaient d'être déprimé ou au violon — et il traînait dans le quartier un nombre de flics record.
 À Moscou, le ciel sans nuages et le soleil étaient gris, et au troisième jour, un été, les feux de tourbe que la canicule avait déclenché submergeaient la ville de leurs fumées suffocantes, le thermomètre avait bondi vers le haut de plusieurs degrés. Ça avait duré des semaines. On finissait par s’habituer à ce brouillard nauséabond et même apprécier les contours surréalistes qu’il donnait à la moindre expédition chez l’épicier, sans parler d’un rendez-vous en ville. La population, aussi, changeait d’attitude. Coincée dans l’étau d’absurdité de la chaleur, des fumées, et de l’incurie des pouvoirs publics, elle ressortait l’humour du condamné qui la caractérise et dans lequel elle excelle, pour des raisons historiques. C’était au début des années 2000, je crois.
Berlin était sec et brûlant.
Berlin est allemand, alors… j’ai peut-être un préjugé. Depuis Bismarck, à travers Marx ou Gœbbels, ces gens-là ne nous causent que des ennuis, regardez un peu l’Europe.
Bruxelles était supportable parce qu’à 50 km à peine de la mer. Le vent soufflait souvent.
Londres était humide. En été, ça n’arrange rien. Les mauvaises années, à peine plus tolérable que New York.
La monotonie du climat continental à Kiev, chaleur de four, était interrompue par des orages d’une violence stupéfiante qui noyaient tout aux alentours.
À Vilnius, en Lituanie, les pluies glacées d’automne commençaient fin juillet.
Dans chacune de ces villes, je ressentis plein pot le silence et l’opacité de cette lumière des mois chauds, en traversant des rues anodines ou dangereuses, dans mes déambulations psychogéographiques. À Vilnius, le danger était surtout dans la ville russe abritant les citoyens de seconde catégorie.
Dans le mutisme et l’obscurité de l’été noir de lumière, l’été malsain des villes, les rues de la canicule était le lieu du ressassement intime — le dialogue avec les esprits dont je me réclame, qui sera notre sujet. Où, sinon dans la déchéance urbaine et le concret le plus immédiat — boire — peut-on dénicher l’œil du cyclone, l’intermonde miroitant vers les grands ancêtres ?… Seulement dans la torpide misère, sous l’empire des oiseaux, d’une mégapole en été. Ou peut-être au Sahara, le vide sidéral, mais c’est bourré de crotales et de scorpions. Vous me direz, en ville, de nos jours…

PAYEZ-MOI UNE BIBLIOTHÈQUE
En général, à quelques rares exceptions près, je supplie mes ami(e)s de ne pas m’offrir de livres. S’il y en a un de plus qui rentre chez moi, je ne saurai littéralement plus où m’asseoir.
Plus grave encore, lieu du regard abusé, certain(e)s m’offrent du tout-venant de la désolante production contemporaine !… Que je ne lirai jamais !…
Alors le prochain qui m’offre un Goncourt, la dernière traduction ratée d’une bouse américaine ou même l’œuvre incontournable d’un penseur à la mode, est condamné — s’il souhaite que le navet qu’il me force à stocker chez moi pour lui faire plaisir y reste — à me payer une bibliothèque !…
         Bon, il y a un hic à mon raisonnement : les livres que certains d’entre eux écrivent. Ceux-là, pour des tas de raisons inavouables, il faut bien que j’en parle, c’est quand même pour ça qu’on me les envoie. Mon talon d’Achille, en quelque sorte. N’en profitez pas, ce serait mesquin. Ça ne vous ressemble pas, ce genre de procédés, vous me décevriez beaucoup.


         SAUF DANS LES CHANSONS POUR LES SIRÈNES
         J’ai pris l’habitude, en tout cas dans ma correspondance, de parler de Jérôme Leroy, comme d’un frère ennemi. Quelles que soient nos divergences de toutes sortes, et Dieu sait qu’il y en a !… — quand on se voit, on rigole tout de suite, amis de toujours. Avant tout, ce qui me bluffe chez lui, et je n’en fais pas mystère, c’est son talent de poète. Écrire quelque chose qui soit possible en langue française d’accepter aujourd’hui comme poésie, la tâche est ardue. Mais Leroy se débrouille. Et plutôt bien. Notamment dans son dernier recueil Sauf dans les Chansons.
         Sa scansion, si elle emploie parfois des facilités, le fait ouvertement, comme une chanson des rues, de celles qui nous sont chères… La mémoire est un roman noir infini/Le regret, le chagrin, le matin encore indécis… Très classe, Bon Dieu, poignant, laconique à souhait, professionnel.  
Cité dans ce recueil, je suis évidemment suspect de prévarication… Oh,  si seulement Jérôme avait les moyens de me corrompre !… Vous me connaissez, vénal, je n’ai rien contre !…
         Pourtant, son Tombeau pour Natalia Medvedeva, convoque, avec assez de maladresse volontaire, cette fausse patte faussement trisomique, finalement aérienne — son obsession des années 1980.
         À prier et prier encore,
Pour l’âme glorieuse et violente,
De Natalia Medvedeva.
         Lorsqu’on tombe, bien des pages plus tard — s’obstinant malgré une modestie cruellement éprouvée par ses éloges —  sur une référence directe à Lautréamont : aussi émouvante qu’un passage à niveau sur une départementale, on commence à se dire, ouais, je pige pourquoi je parle encore à cet enfoiré de communiste, allié à mes ennemis depuis toujours. Il a le sens du clin d'œil
         Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection, avait prononcé Isidore Ducasse, dans un de ses (fréquents) accès d’humour grinçant. Leroy avait trouvé une façon d'adapter cette blague à son propre système, en y réintégrant sa base nostalgique. Vraiment pas maladroit.
Souvenir de sa réplique, au téléphone, quand je lui proposais un « meilleur » titre pour son précédent recueil :
         Oui, mais la poésie, il ne faut pas que ça « sonne » poétique, tu vois ce que je veux dire ?…
         Et, à lire certaines élégies comme Le Syndrome de l’archipel, on se met à percuter le faux rythme du poète, à lui pardonner ses ébauches un peu trop nombreuses, à se prendre à ses ritournelles déviées d’une note crécelle en fin de parcours qui recèle toute la saveur. Une tâche aussi délicate n’est pas à la portée de tout le monde, réclame un talent singulier.
TM, Juillet 2015