16.7.15

Des villes et des poètes III

DLR face à son œuvre, Frédéric Saenen, éditions Infolio.
Des atomes suspendus entre quelques nébuleuses
DES VILLES ET DES POÈTES (SUITE ET FIN) :
         Et quand on s’est promené, au moment de sa jeunesse, dans Paris, les mains nues, il vous reste entre les doigts une limaille subtile de grâce qui fait qu’on ne peut plus les serrer comme un poing barbare et qui fracasse. Cette unique Venise de cinq heures d’hiver sous la pluie. On fait encore là quelques tableaux et quelques robes. C’est pourquoi aussi c’est le point de la pire pourriture, de la pire sénilité, de la pire solitude, car leurrée par les derniers mouvements d’un art condamné, détournée par une nostalgie trop fine, ici fléchit et flanche la seule énergie que puisse nourrir cette époque : une énergie de destruction. (…)
         Drieu La Rochelle,  Le Jeune Européen,  (1927).

         Peut-on résumer Paris avec autant de précision, peut-on résumer l’errance du jeune Parisien dans cette ville aujourd’hui défigurée, avec autant de pertinence et de poésie simultanées ?… Peut-on être aussi Dada ?…
Debord, malgré ses évocations de sa jeunesse dans le Paris de l’après-guerre suivante, pourtant poignantes (Au bord de la rivière recommençait le soir, et l’importance d’un monde sans importance… Sur le Passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, GD), peut aller se rhabiller, desservi par son pesant hégelianisme de post-marxiste. La contradiction est trop aigüe entre cette hypersensibilité urbaine, et la « froideur » du matérialisme historique dont il se réclame — sécheresse dialectique et mallarméenne, cadrant mal avec les larmes difficilement ravalées du paradis perdu.
Tout Parisien ayant dissipé sa jeunesse dans des rues de nos jours méconnaissables, éternellement blessé par l’amour, disait Maïakovski, y reconnaîtra sa malédiction. Elles sont extraites du chapitre Le Sang et l’encre, que j’eus le plaisir de retrouver comme un fil rouge à travers l’excellent ouvrage critique (et Dieu sait que je déteste les critiques, race en principe mesquine et parasitaire) de Frédéric Saenen, Drieu La Rochelle face à son œuvre, aux éditions Infolio.
Qu’est-ce qu’un homme, une femme ?… Une mince note singulière (dans le meilleur des cas…), devenu(e), petit à petit, au fil du temps, une chambre d’échos cacophonique, peuplée de Voix chères qui se sont tues (Verlaine) ?… Jusqu’à ne plus savoir quelles sont les voix qui se mêlent à la sienne ?… Et consoler les voix qui pleurent dans ta voix… entonnait une goualeuse rive gauche d’autrefois dans une très belle chanson d’amour…
Et comment parler aujourd’hui, dans les plus abjectes complaisances de l’ère post-industrielle, d’un auteur mûri à vingt ans dans la chiourme militaire — chambre d’échos éternelle  du million de cadavres français de la Grande Guerre, marqué à jamais — comme aucun des petits pourfendeurs actuels du IIIe Reich, sans risque 70 ans après sa ruine finale, ne peut se le représenter ?…  Faisant preuve au contraire du conformisme contemporain le plus veule et le plus manichéen, le plus arriviste sous ses dehors transgressifs de tabous qui n’ont plus cours depuis Pompidou, celui qui prouve qu’ils auraient été Travail Famille Patrie comme tout le monde dans les années 1940 — sans parler des balances modernes, petits commissaires du peuple dont on se doute bien chez qui ils auraient émargé à l’époque ?… Parce que le plus clair, de tous temps, chez les révolutionnaires de salon — c’est le tiroir-caisse.
Où — pour parler comme Drieu aux surréalistes (Vous vous promettez aux supplices et à la mort avec cette facilité de la jeune recrue qui choqua toujours celui qui a vu le feu ? Troisième Lettre aux Surréalistes sur l’amitié et la solitude, 1927, in Sur les écrivains, Gallimard) — ces gauches confortables ont-ils éduqué leur courage rétrospectif et sans autres conséquences que de favoriser leur carrière à la faveur de la « nouvelle » idéologie dominante ?… À la fac ?… En passant deux nuits au violon, il y a quarante ans, pour avoir fait la quête pour Pol Pot,  à l’époque héros de la lutte anti-impérialiste version Cambodge ?… Ah, ils n’aiment pas beaucoup qu’on s’en souvienne, ni des camps de concentration maoïstes, auxquels ils ont tous adhéré, comme le rappelait l’ex-situationniste René Viénet, il y a peu — ils ont le génocide sélectif et la mémoire à éclipses. Leur devoir de mémoire idéologique présente de curieux trous.  En général, là où se profilent les prébendes de la bien-pensance. Je repose la question : qu’aurait-on pu attendre de cette servilité crasse dans les années 40 ?… Chez ces résistants de la 25e heure ?… Pas la moindre pudeur sur des évènements  d’une cruauté qu’ils n’ont jamais éprouvé ?…
C’est toute la déchéance de ce temps qui éclate un peu plus loin… écrivait encore Drieu.
Pierre Drieu La Rochelle photographié par Man Ray

Il faut sans doute un Belge, comme Frédéric Saenen,  pour considérer l’œuvre avant tout, comme il fallait les provinciaux venus de Normandie (Frébourg, Leroy, et même ce frimeur de Parisis, qui semble-t-il finalement, venait d’un bled paumé, lui aussi) des Éditions du Rocher, version 1990, pour remettre les hussards à la mode — les ploucs ont un regard neuf sur ce qu’on connait par cœur, qu’on intègre sans plus y penser, parce que c’est dans notre ADN ( Quadruppani, immigré rital de province, va encore me faire la morale sur mon arrogance de parigot — qu’est-ce que je vous voulez que je vous dise, il est loin d’être idiot, mais il n’a aucun humour dans ces cas-là, formaté gauche de la gauche, la déchéance des anarchos-situs en fin de parcours. Je crois toujours que c’est un humain normal, mais au final, lui aussi — je rêve — il milite. 
P.S. Il ne dira rien, vu que c'est l'été, il fait du trekking alternatif dans l'Himalaya, où il prêche la bonne parole grecque à des Australiens, paraît-il, eux aussi sûrement là grâce à Nouvelles Frontières, l'organisation altermondialiste bien connue).
C’est Drieu lui-même, dans l’inoubliable préface de Gilles, qui recommandait d’observer comment le livre était reçu à Carpentras, plutôt qu’à Paris.
Et il nous faut peut-être Liège pour ce rappel, peut-être Frédéric Saenen,  véritable critique, au sens noble du terme, un homme qui sait lire et même entre les lignes. Son ouvrage est fidèle à son titre, il oppose  ou peut-être qu’il se contente de poser, l’homme Drieu et son œuvre. Des encadrés, Drieu et Barrès, Drieu et le sport, etc, définissent les rapports de l’écrivain avec les thèmes évoqués.
En quasi filigrane, Saenen  expose aussi les suites de la Grande Guerre : la débauche des années 1920, opium, coucheries, inversion, gigolisme, et il a l’intelligence de comprendre qu’il s’agissait d’une seconde épreuve de réalité pour l’écrivain. La pierre angulaire que signifie le suicide de Jacques Rigaut, voire, sur un plan plus mineur, les errements des surréalistes réunis chez Irma la voyante pour dénoncer Mussolini, cette bouffonnerie tragique, au final, démontre — comme le savent tous ceux qui se sont frottés à la toxicomanie — que se mettre dans des conditions de guerre en temps de paix ne peut avoir que peu d’issues. Un choix entre la mort, le rejet de l’animal jouisseur onaniste au profit de l’homme si mystifié soit-il comme chez Drieu —, la complaisance malhonnête du bourgeois indemne qui enrichit ses collections sur le sang des maudits (Breton), et fonce à New York quand le temps se couvre. Ce que souligne Saenen, dans son extra-lucidité de véritable lecteur — ce que devrait être un critique, et qu’il n’est presque jamais. Ce rejet — nous vivons sur terre — sera sans doute entaché de tous les raidissements nécessaires pour s’arracher à la fange autodestructrice.  Et finira par rendre mythologiques aux yeux de Drieu une crapule comme Doriot, et Les ombres des soldats allemands portant la mitraillette des films américains (L’Ami du front, Le Figaro,  1940 }, les bêtes blondes de Nietsche dans Généalogie de la Morale.
Les écrivains ne sont pas faits pour la politique, car pour eux, les idées sont des éléments de fiction, et non des plans d’action, si concrets qu’ils se proclament. J’en ai eu un exemple parlant avec mon vieux copain Limonov : ses meilleurs succès ont été dans la constitution d’une contre-culture jusqu’alors inconnue dans l’ex-URSS. Sur le plan strictement politique, il s’est souvent fait manœuvrer, naïf, romanesque. Il vivait dans des circonstances presque aussi tragiques (la Russie de la Défaite, la Russie de Yeltsine) et tout aussi emmêlées. C’est un des grands mérites de l’ouvrage de Saenen, de nous faire ressentir, à quel point tout le monde se connaissait, communiquait, à quel point il était bien plus difficile de se déterminer qu’il ne semble à 70 ans de distance dans la réécriture de l’Histoire à des fins atlantistes. À quel point il est facile de se réclamer des Justes quand on ne risque rien, et qu’on n’a plus aucun lien avec cette époque maudite. Que l’Homme se taise, disait Rilke dans une lettre à Lou Andreas-Salomé. En tout cas, qu’il se taise, quand il n’a pas vu le feu. Malraux soutint jusqu’au bout l’indéfectible amitié qui le liait à Drieu, parrain de sa fille en 1944.
Plus tard, Malraux  soulignera cette divine pudeur de Drieu, en disant qu’il cachait sa fermeté, pour créer la légende littéraire du Drieu  mou et incertain. Cette pudeur à elle seule, confirmée par tout d’abord sa désillusion des nazis, puis par le suicide de l’écrivain, démontre la fermeté, insiste Malraux, cité par Saenen.
Saenen n’aborde l’homme que pour parler de l’œuvre où se trouve sa vérité, celle qui explique la collaboration et cette fin sans gloire, et c’est un grand souffle d’air frais, de prendre à rebours toutes les leçons atlantistes ressassées, pour se retrouver en franco-France face à sa grandeur déchue, et sa vérité d’alors — introuvable dans les présents manuels d’Histoire qui ânonnent le catéchisme socialo-néo-con (c’est la même chose, comme chacun sait) post festum — à chercher en littérature.
Et dire que dans ces temps de déchéance, c’est en Belgique, chez des Wallons tels que Saenen  ou Christopher Gérard,  que cette lucidité du destin français s’épanouit.
Quelle gratitude est la mienne vis-à-vis d’eux. Et pourtant, ils n’étaient pas là, en 1977, quand on gerbait tant sur les gauchistes en chemin vers le pouvoir qu’ils détiennent encore aujourd’hui, que sur les giscardiennes, puis miterrandiennes républiques du malheur.
TM, juillet 2015.