13.7.15

Des villes et des poètes II

         DES ATOMES SUSPENDUS ENTRE QUELQUES NÉBULEUSES II :



         Une fois n’est pas coutume, je vais étaler sur la place publique mes divergences avec mes bons copains anarcho-monarchistes de l’excellente revue littéraire Livr’Arbitres. Oui, ça nous arrive, les divergences, quand ils deviennent plus monarchos, par exemple et que votre serviteur, entraîné par le mouvement inverse, plus Gracchus Babeuf que Montloye St-Denis, se met à râler comme tout « compagnon de route » doit le faire de temps en temps, c’est une question de standing.
         Pensant me réduire au silence sur sa dernière livraison (printemps 2015) grâce à une très bonne chronique de la réédition de Fasciste, sous la plume alerte de Xavier Eman, la rédaction a préparé un dossier de Roux sans m’avertir, sous le fallacieux prétexte que j’ai parfois laissé percer ma lassitude des dossiers « hussards » succédant aux dossiers « para-hussards » et aux dossiers « néo-hussards ».
         Le malentendu ne pouvait être plus manifeste. En effet, si je pense que Nimier était un romancier quasi-parfait et que sa noblesse ne fait guère de doute en dépit des ragots ; si je pense que Blondin avait l’humour éternel parigot qui doit figurer d’urgence au patrimoine UNESCO de l’humanité ; si je pense que Kléber Haedens était un personnage comme on n’en fait plus ; si je tiens Pol Vandromme pour un des stylistes les plus accomplis de la langue française au XXe siècle ;  je sais, je ne suis pas le seul à le dire : les « hussards », c’est la France provincialisée des années 1950. Une tentative — amoureuse de son propre échec, et se mirant dans la grandeur passée — de polir non le « Chinois » d’Un Singe en hiver, mais le français de D’Artagnan amoureux. Le but étant de lui rendre un lustre terni par les Défaites et sa dégradation, non pas les agences de notation de Wall Street, mais par les superpuissances détentrices de la bombe H, au rang de puissance moyenne.  La planète parachevait le règne absolu de la marchandise que nous connaissons aujourd’hui et qui ne va pas s’améliorer. Dans ce stade antérieur tout était déjà contenu, et quelques beaux et tendres romans, à une époque où les mass-media ridiculisaient la portée de la littérature, n’allaient pas changer grand-chose. Si j’aimais certains romans hussards, je les considérais comme une anecdote jaunie et flétrie par le temps, la manifestation tardive d’une vigueur en fin de parcours. Émouvant, certes, mais régionaliste. Un écho épuisé d’une force enfuie. Quant au provincialisme, le Tournoi des Cinq Nations, les Aston-Martin, et le Harry’s Bar ne faisaient que le souligner.
Extrait d'un journal sulfureux dont le titre m'échappe, mais qui fait fait sans vergogne et simultanément la publicité de Livr'Arbitres et de mon premier roman.

         Il en va tout autrement de Dominique de Roux. Parce que c’est un formidable broyeur de formes, batterie de mortiers qui dégage la route, nourri aux années 1920/1930, où la France était ouverte directement sur le monde, et non par l’intermédiaire du Grand Frère Américain. C’est ce qu’il a percuté chez Céline, passer l’art à la concasseuse. Sans compter d’autres influences.
Parce que si de Roux ne tient pas en grande estime le surréalisme et ses pantalonnades, il a tout de même retenu les leçons du premier Dada :
Tout art véritablement vivant sera irrationnel, primitif et complexe, il utilisera un langage secret, et laissera derrière lui non pas des documents édifiants mais des documents paradoxaux.
Hugo Ball, Zurich, novembre 1915, La Fuite dans le temps, Journal.
         Les succès du modernisme des avant-gardes — d’Appolinaire  à Warhol, en passant par Cendrars et Soupault — ne peuvent que plaire à un esprit qui garde un pragmatisme militaire pour contrebalancer le génie incontrôlable que de Roux est parfois. Alors il s’intéresse à Burroughs et à Pélieu, à John Rechy, en son temps.
…Et pourtant il a un énorme défaut, cette concision qui tourne à l’obscur… Chaque phrase est un morceau de métal que la concision a rendu horriblement tranchant, mais qui souvent frappe et déchire l’esprit du lecteur sans le percuter au point décisif… disait Drieu sur Malraux, or j’ai toujours clamé que de Roux, c’était Malraux sous acide.
Par ses parasites volontaires du message télescopé, à base de raccourcis saisissants à apprendre comme une langue étrangère,  mêlant fiction, autobiographie, philo, benne-broyeuse des genres définis, dissolvant les frontières par sa seule conviction, de Roux confirme Dada. Une tentative réaliste, grâce à son ouverture sur les littératures étrangères et les conquêtes de l’avant-garde, de rendre aux lettres françaises l’éclat des années 1930, planétaire.
Bref, j’aurais bien aimé évoquer cette gloire chez Livr’Arbitres, mais ils se sont dit : le vieux, il va encore râler…
Alors je regardais tout ça avec le scepticisme qui nait de la frustration. Et le dossier de Roux, s’il était assez complet, bien écrit, d’une intelligence raisonnable, me semblait très attendu. 
À l'exception, bien entendu, d'un certain nombre de témoignages personnels — toujours intéressants, quand il s's'agit d'une personnalité aussi insaisissable que de Roux. Des coups de projo sur tel ou tel masque.
Et puis, brusquement… Dans le désordre :
Dominique de Roux et les Beatnicks, de Pierre Marquand-Guérard, qui concentre avec efficacité et concision quelques histoires. Pélieu révolté par l’assimilation au fascisme de la Beat Generation, par l’intermédiaire de de Roux et de La mort de L-F Céline. Quand on connaît la visite de Burroughs au vieux fou de Meudon relatée par je ne sais plus qui (trouvable sur Internet), et la dette qu’il se reconnaissait envers celui-ci, on mesure la portée de cette fatwa (déjà !…). Mais c’est Céline et Genet que de Roux suivait chez les Beat, et l’article nous le transmet, très simplement, à travers quelques anecdotes.
En 1997,  lors du tournage à Manhattan du documentaire sur Norman Mailer (diffusé le 20 janvier 1999, sur FR3), pour l’émission Un Siècle d’écrivains, j’eus la chance d’interviewer Allen Ginsberg, six semaines avant sa mort, chez lui dans le Lower East Side, près d’une mosquée. Il avait déjà subi plusieurs attaques cardiaques, portait un  pace-maker, parlait parfois avec difficulté. Il m’expliqua ainsi la raison de son absence à la Convention Démocrate de Chicago en 1968, qui fut le théâtre d’émeutes gauchistes et de troubles dans le style que le poète beat affectionnait alors :
J’avais été invité par Ezra Pound chez lui, pour un séminaire de poésie, et rien n’aurait pu me faire manquer ce rendez-vous avec le vieux maître…
Les affinités entre les beat et un de Roux, se passent en effet de trop de commentaires, elles sont subliminales — courants d’énergie souterrain, relayés par d’indéchiffrables poèmes.
Ensuite, une autre pierre angulaire de Livr’Arbitre : de Roux et les hussards, avec Fidélité au miracle, de Barthelet, dont la fidélité est iconoclaste — chez les gentlemen, c’est une question de principe. L’auteur y opère une distinction radicale entre Les lanciers du ressentiment bourgeois et Les mousquetaires, incluant de Roux, mais aussi Nimier dans cette dernière catégorie. Au passage, il ne cache pas son dédain pour Blondin et Laurent, notamment. Avec des arguments très personnels, très vifs, donc tabous, mais loin d’être toujours faux. Le ton à contre-courant du discours habituel de la revue nous remplit d’admiration pour son audace.  Barthelet est paraît-il auteur d’une biographie de de Roux. Miam-miam.
Frédéric Saenen

Last but not least, Frédéric Saenen, avec Correspondance fulgurante (T’aurais pu te fouler un peu pour le titre, Frédéric, j’ai l’air de quoi, maintenant), offrant l’analyse en profondeur qui s’imposait : celle du style de de Roux. Eh bien, Saenen est le seul à aborder la seule  question qui importe : celle du style insurrectionnel de de Roux. Parce que Saenen, pas mauvais romancier (nous y reviendrons), est un critique d’un discernement et d’une finesse remarquables. De quoi vous réconcilier avec cette profession honnie. Son article est d’une pertinence qui n’a pas besoin de moi. Lisez-le.
Le troisième volet de ces Atomes suspendus aura du reste pour thème l’ouvrage critique de Saenen, Drieu La Rochelle face à son œuvre,  aux éditions Infolio, que ce bâtard s‘est débrouillé pour me faire parvenir, je me demande bien qui lui a refilé mon adresse.
TM, juillet 2015.