30.6.15

L'art contemporain est imbitable


         Droite Caviar


         On était dans un palace d'une république balnéaire au Sud de l'Europe, à une heure avancée de la soirée. Ils servaient des triples doses d'alcool dans les verres, et il n'y avait vraiment rien d'autre à faire qu'en profiter. Dans la journée, le Congrès Esthétique battait son plein, conférences sur conférences, débats et forums dans quelques salles de la taille du court principal, à Roland-Garros. L'enjeu était d'importance, on avait beaucoup misé sur nous, dans ce congrès — d'après mes estimations, la subvention avoisinait le budget de la recherche spatiale. Enfin moi, comme d'habitude, j'étais là en troisième couteau. Je n'habitais pas vraiment le palace. J'y avais accès, quand même. Ça aussi, heureusement, c'est une habitude.
         Je passe le prologue, assez laborieux, mais l'un des types qui y logeaient — un Suédois un peu hard-rock qui faisait de la photo, très prometteur, on l'avait invité au congrès pour ça — a fini par me poser la question psychologique:
         —Mais qu'est-ce-que c'est ton but, dans la vie ?
         Il était végétarien, je l'avais appris plus tôt dans la soirée, lors du repas de fin de séance. Dans ce bar dont la magnificence tenait du miracle, il buvait de la bière espagnole. Habillé comme un étudiant californien grunge dans son tour d'Europe après la fac.
         Je devais déjà être bien éméché parce que je me suis senti tenu à la sincérité:
         —Moi ? Faire partie de la droite caviar.
         Il n'a rien compris évidemment, parce que je ne me suis pas non plus donné la peine d'expliquer ou de traduire, ni de raconter une triste page de l'histoire de France qui lui aurait permis de saisir le caractère novateur du terme que je venais d'introduire en géopolitique. De toute façon, l'Anglaise revêche qui cornaquait tout ce petit monde, s'était approchée de moi:
         —Va te mettre à l'autre bout du bar.
         Je l'ai regardée sans comprendre. Elle a répété. Quelques répliques assez senties me sont passées par la tête, mais elle faisait partie des organisateurs. Ils me payaient pour faire de la traduction simultanée pendant les travaux du congrès, assez bien, et le port du Sud où nous vivions pour quelques jours était agréable. Je me suis levé pour aller à l'autre bout du bar. On avait passé la journée en séance pleinière et je n'avais plus un atome d'énergie. Ma rebellion instinctive attendrait un instant plus propice. Quand même, j'ai pris mon verre avant d'aller de l'autre côté. Mon voisin de tabouret, cette fois, était un grand Polonais filiforme, qui prenait lui aussi part à notre réunion internationale. Il avait une gueule d'acteur aux joues creuses et parlait avec une intensité hypnotique. Il était conservateur de musée, mais d'un type ultra-moderne, évidemment. Chose rare dans notre congrès, il ne se gargarisait pas trop de ses propres paroles. De temps en temps, il disait même un truc surprenant. Du coup, j'en voulais moins à notre adjudante britannique : pour la conversation, j'avais gagné au change. Dans un anglais irréprochable, le Polack me parlait d'un auteur russe classique, je crois qu'il s'agissait de Gogol:
         —… A cette époque là, il était en Italie et il soutirait de l'argent à sa famille, sa mère et ses sœurs restées en Russie, grâce à son grand talent dans le style épistolaire et on s'aperçoit très bien qu'il les exploitait, qu'il les manipulait. On ne sait pas très bien ce qu'il fabriquait, il jouait probablement au casino, et il buvait, en tout cas ça n'avait rien à voir avec qu'il prétendait faire, et ça se sent dans ses lettres…
         Là, c'était trop tentant, j'ai déraillé dans les grandes largeurs:
         —Oui, le proxénétisme familial. On a tendance à croire que c'est surtout le lumpen, mais c'est très répandu aussi chez les écrivains.
         Plus revêche que jamais, l'Anglaise a surgi au-dessus de mon épaule à cette seconde précise. Je n'en rate jamais une, moi.
         Je n'allais pas pleurer sur le lait versé, alors j'ai pris l'offensive:
         —Tu vas encore me lourder de ma place ?
         Je savais qu'elle faisait de nos petites réunions hors travail une sorte de happening et qu'elle avait pris sur elle le rôle de placeuse. En tant que quantité négligeable, j'étais expulsable aux quatre coins de la salle — décidément très majestueuse, lambris, tentures, tapis épais, dorures, colonnes!  En dépit de mes bonnes résolutions, je commençais à trouver le procédé abusif. A avoir des revendications territoriales. Comme celle de finir mon triple whisky sur le même tabouret.
         L'Anglaise a pris son air vieille fille. Elle a haleté un peu. Elle m'a demandé d'expliquer ce que signifiaient mes propos. Elle parlait plutôt bien le français, mais dans son milieu, on ne se faisait pas souvent lourder. J'ai répété, mais cette fois dans mon américain le plus nasillard. Dans cette langue là, il y avait encore un mot qu'elle ne comprenait pas, pink slip, l'avis de licenciement. Je ne sais pas pourquoi c'est toujours au plus mauvais moment que les métaphores risquées me semblent carrossées comme des Chryslers.
         L'Anglaise habitait Londres m'assurait-elle, et n'entendait rien aux suavités d'Outre-Atlantique.
         Il était temps de s'imbiber un peu plus. J'ai commandé un nouveau verre. L'Anglaise restait là, attendant mes explications, résolue à me gâcher la soirée. Elle a insisté:
         —Je viens de Notting Hill, moi, pas de Brooklyn.
         Heureusement, la barmaid était rapide. J'ai bu quelques gorgées, et nos divergences linguistiques ont cessé de m'inspirer. J'ai dit:
         —Dommage.
         L'Anglaise ne s'est pas détendue pour autant. Elle m'a regardé droit dans les yeux, et elle a tourné les talons. Le Polonais parlait à quelqu'un d'autre, évidemment, comment voulez-vous suivre une conversation dans des conditions pareilles.
Déracinons ce mal !

         Je me suis dit qu'il était temps de ne pas en commander un troisième et je suis descendu du tabouret de bar en laissant un pourliche considérable, peut-être pour faire une sortie théatrale, ou alors par besoin d'amour. Le Sud ne me vaut pas grand chose en général, et encore moins quand il faut travailler. Bien sûr il y avait l'Atlantique et ça changeait tout, ça donnait des ailes à la nostalgie.
         Mon spleen océanique était nettement prématuré. Je choisis la mauvaise sortie, sur la mer. L'Anglaise m' y attendait en embuscade en compagnie du principal organisateur du congrès, celui qui brassait l'argent. Elle ne lâchait pas le morceau. Elle me fixait.
         —C'est à moi de placer les gens. Je travaille.
         Elle me barrait la route, j'étais bien obligé de la regarder. C'était une quadragénaire pas vilaine, qui avait sans doute bien vécu. Mais elle tenait trop à continuer sur un grand pied. La corruption interne brouillait son teint, altérait sa voix. Et son regard, qui aurait pu avoir quelque chose de vaguement féminin, n'était plus qu'une question de principe. En réalité, je la soupçonnais de ne pas cracher sur la vodka.
         Ces alcools blancs, ça ne réussit pas aux anglo-saxons.
         Je n'ai pas voulu être en reste d'amabilité, même si ça devait me coûter le séjour. J'ai réagi sans éclat de voix, sèchement:
         Just don't get fresh with me.
         Le principal organisateur, un gars trapu, originaire de la région, plutôt gentil d'habitude, m'a jeté un regard empreint de solennité.
         —Mon cher traducteur, ce n'est pas parce que nous sommes dans un contexte amical, qu'il faut commencer à…
         Et ils continuaient à me barrer la route, alors je suis passé au milieu, parce qu'ils payaient bien, certes, mais maintenant j'avais envie de rentrer me coucher. Avant de les planter là, je les ai assuré de mon silence et de ma sujétion parfaite, dès huit heures le lendemain matin. Ils n'avaient pas l'air convaincu. Je suis sorti écouter le ressac et respirer la brise marine.
         Il pleuvait légèrement. C'était encore mieux.

         Le principal problème du Congrès Esthétique, c'était lui-même. Pourquoi se tenait-il ? A quelles fins ? Dans quelles conditions ? (Sur cette dernière question, la fatigue me fournissait des éléments de réponses). Last but not least : qu'allait-il produire ?
         Les participants étaient un peu embarrassés. Dans les réunions de ce genre, d'habitude, on leur disait ce qu'il fallait faire. Une conférence de presse était prévue en fin de semaine, le temps était compté. Il s'était mis à pleuvoir à torrents, la ville balnéaire elle-même ressemblait à une duègne du Nord de l'Angleterre.
         Les organisateurs étaient assez pressants. L'évènement virtuel censé découvrir son propre contenu anti-mondialisé au fur et à mesure de son déroulement, c'étaient eux qui l'avaient conçu. Au prix de pas mal d'efforts, obtenant à l'arraché un budget plutôt coquet qu'ils s'étaient empressés de claquer en locations de salles, billets d'avion, chambres d'hôtel, repas, excursions. L'Anglaise devenait de plus en plus irascible.
         J'avais intérêt à marcher droit, j'étais dans le collimateur depuis la veille. En séance, ça n'était pas trop grave, j'avais du boulot, et pas une seconde pour penser à autre chose. L'Anglaise me reprenait de temps en temps, quand elle trouvait que mon américain devenait trop relâché. Je me suis efforcé de redresser la barre, pour avoir la paix. Les intervenants étaient loin d'être électrisés par la pression à laquelle on les soumettait. Au contraire, ça les bloquait. Alors ils s'égaraient dans des propos de plus en plus filandreux, et vu ma tendance à résumer, en traduction ça devenait un peu maigre. Du coup les organisateurs me regardaient de travers, et aussi les orateurs, quelquefois. Je me suis mis à détailler un peu plus leurs circonvolutions. Je faisais des allers-retours français-anglais à cause des deux Africains de service qui avaient des lacunes dans la langue de Shakespeare, et intervenaient à leur tour dans celle de Corneille. Les autres participants étaient tous membres d'une couche parasitaire cosmopolite de l'Euroculture, habitués à parler l'anglais, et plus rarement, le français. Au bout de quelques heures j'étais chaud, j'allais plus vite. Bien sûr, j'étais incapable de savoir de quoi ils parlaient. Leur vocabulaire appartenait au lexique post-structuraliste le plus dense, celui qui ressemble à un patois. Enfin, tout ça ne m'handicapait pas trop non plus, je finissais la plupart du temps par trouver les associations d'idées nécessaires. Une fois que c'était fait, il ne restait plus qu'à anonner leur catéchisme. Bien sûr, raisonner par analogie ça n'est pas la méthode de rigueur en traduction, et je m'attirais quelques réflexions des organisateurs. Je me suis forcé à compenser en ajoutant un peu de lustre à mes improvisations, et ça marchait. Les orateurs se rengorgeaient en m'entendant débiter les métaphores chics dont j'émaillais  leurs interventions. Du coup, les organisateurs faisaient la part des choses.
         Non, l'écueil c'était en dehors des sessions, quand j'avais envie de me distraire. J'essayais de rester sur mon quant-à-moi pour éviter les gaffes, mais ça ne passait pas bien. Ils avaient tendance à prendre ma réserve pour de l'arrogance. Les groupes sont un peu comme les femmes: furieuses quand on les drague, enragées quand on les ignore. Du côté des organisateurs, on me foudroyait du regard. Selon eux, ma fonction comportait certains devoirs d'hôtesse d'accueil. Ma paranoïa finissait par reprendre le dessus: quand j'engageais la conversation, histoire d'être aimable, j'essayais de ne pas parler du congrès. Mais les invités ramenaient souvent le sujet sur le tapis persan qui étouffait le bruit de nos pas. Mon répertoire de platitudes s'épuisait. J'avais déjà essayé: "Ma compétence esthétique ne va pas jusque là", "C'est passionnant !", "Combien de pays sont représentés ?", "Vous êtes un orateur formidable !", "Il y a longtemps que vous travaillez dans ce domaine ?", "Quelle chance de vivre en Allemagne!".
         Les deux Africains m'ont coincé dans un couloir pour me demander des cigarettes. On en a grillé une. Avec eux, le flegme britannique n'était pas facile à garder. Comme je travaillais beaucoup pour eux en séance, on sympathisait. Les organisateurs ne voyaient pas ça d'un très bon œil, surtout l'Anglaise. La caution tiers-mondiste, c'était à elle qu'on la devait. Les deux Africains, de leur côté, ils avaient tendance à profiter de la situation pour m'entraîner dans le numéro implicitement exigé d'eux par le congrès: le bon ou le mauvais sauvage. A l'inspiration : quand le Blanc mondialisé avait besoin d'être fustigé, ils ne se génaient pas, mais ils savaient aussi l'endormir à force d'obséquiosité. Selon moi, ils menaient bien leur barque. Par fatigue, il m'arrivait d'envier leur position.
         Les organisateurs faisaient la gueule, et l'Anglaise n'était pas la dernière à exprimer son mécontentement. A deux, les Africains pouvaient passer pour les plénipotentiaires raisonnablement folkloriques — avec une touche post-moderne, élégance oblige — des nations sous le joug de la domination du Nord. Mais dès qu'on se mettait à traîner ensemble, ma bobine blème de Parisien au sortir de l'hiver se conjuguait à leur extravagance étudiée, conférant au groupe que nous formions des allures trop Chateau-Rouge au goût de nos hôtes. Et on avait fait sécession tous les trois deux soirs de suite, pour une tournée des bars. Le caractère homérique de ces deux expéditions, dont les échos étaient parvenus aux oreilles de tout le monde, n'avait pas augmenté mon crédit auprès des organisateurs.
         En tant que traducteur, j'étais principalement au service des deux Africains. Dans l'ensemble, ils jouaient leur partition et je ne leur donnais pas tort, mais on ne voyait pas les choses du même bout de la lorgnette. Plus tôt dans la journée, ils s'étaient mis debout pour improviser un poème scandé particulièrement absurde que j'étais censé traduire vers l'anglais en me mettant à rugir en cadence avec eux. J'ai plutôt ricané quand les lions du Sénégal ont battu l'équipe de France, mais je ne me sentais pas pour autant une vocation de bête de scène. J'avais loupé un mot noyé dans le flot symbolico-animiste éructé par les deux Africains ravis de leur quart d'heure de gloire, et je m'étais fait vertement reprendre par l'Anglaise, qui protégeait ses poulains. Ça m'avait paru suffire, ces fantaisies. J'étais sorti de la pièce. Depuis, les Africains, pas mauvais bougres, avaient admis leur erreur. Mes Camels nous servaient de calumet de la paix.
         On a abordé les grandes questions de l'humanité: l'alcool, l'argent, les femmes. Je n'étais pas contre leur tenir compagnie, s'ils se montraient raisonnables. Ils m'ont redemandé des cigarettes. Mais j'ai attendu un peu avant de leur donner. Alors ils m'ont promis de me repayer un verre, le soir. On s'est mis à rigoler. La mondialisation, c'est pas toujours si négatif.
         Ça s'est un peu tendu, tard dans la soirée.
         On était décontractés, les Africains buvaient du rhum, ils étaient de bonne humeur, ils m'ont dit :
         —Il faut que tu viennes à Dakar. Là-bas, les règles sont claires.
         Il y a un diable sous ma peau qui me met souvent dans des situations délicates.
         —Il fait trop chaud dans votre Tiers-Monde pourri, on regarde un verre d'eau on a la courante, et si on se coupe le doigt on attrape la gangrène en dix minutes.
         A ce moment là, je trouvais que moi aussi j'avais le droit de jouer les primitifs.
         Ça ne les a pas fait rire du tout. Ils m'ont contemplé d'un air glacial. Je me disais t'as gagné, tu viens de mettre en boule les deux seuls copains que tu pouvais te faire dans cette ornière. Le plus raisonnable des deux Africains — un très élégant musicien — m'a répondu en détachant ses mots:
         —Je n'aime pas les Occidentaux malades sous les tropiques.
         J'ai souri largement:
         —J'étais sûr qu'on allait s'entendre.
         Je devais être en percussion, moi qui ait toujours eu un sens du rythme navrant, parce qu'ils se sont quand même mis à rire, petit à petit, au fur et à mesure que nos tirades ont retenti dans leurs têtes, flattant leur sens du tempo.
Mon bonheur dépend de vos succès!…


         Le lendemain, une femme à l'aspect débonnaire, mais sceptique arriva de Copenhague. Les organisateurs étaient visiblement flattés et inquiets à la fois. Il s'agissait d'un personnage haut placé dans les institutions culturelles européennes. Elle parlait peu, mangeait peu, buvait peu. Beaucoup de gens dans l'assemblée venaient engager la conversation avec elle, ne lui arrachant que quelques phrases polies. Elle promenait sur notre kermesse un regard de radiologue, je le remarquai tout de suite. Elle scrutait l'assemblée, isolait un individu, le décomposait en séquences élémentaires avant de passer au suivant . Elle comprenait l'allemand et l'anglais. La cinquantaine, elle avait l'air naturellement compassé des fonctionnaires culturels d'un certain standing. Elle était habillée en bleu marine. Apparemment pas dépourvue de gentillesse, au demeurant. Mais pressée.
         Elle parla de moins en moins, et le matin du troisième jour, je n'avais même pas remarqué son absence, lorsque les organisateurs, l'Anglaise en tête, vinrent nous avertir qu'elle était partie pour des raisons strictement personnelles. Je n'y prêtai tout d'abord pas beaucoup d'attention, mais l'Anglaise me demanda de traduire un message de la même cuvée — encore plus insistant — une deuxième fois un peu plus tard dans la journée. Ce départ était un camouflet pour les organisateurs.

         La séance du dernier jour se révéla particulièrement déprimante. Les organisateurs n'avaient d'autre choix que de jouer cartes sur table : le lendemain se tenait la conférence de presse, ils avaient dépensé une somme considérable pour que le monde de l'art, dans une parodie symbolique de réunion internationale s'adresse au monde politique. Où en était-on?
         On évoqua les problèmes de visas rencontrés par les deux Africains lors de leur voyage pour venir au congrès. On proposa de réclamer la liberté supra-nationale de circulation des artistes.
         Un groupe séparé rédigea une lettre au président de notre république balnéaire pour lui réclamer plus d'argent afin de permettre "l'exploration des nouveaux champs sémantiques découverts pendant le congrès".
         Les organisateurs s'énervaient. Ils attendaient un responsable politique local, sans doute celui qui leur avait attribué la subvention, et se sentaient tenus à fournir quelque chose de plus tangible. A mots à peine couverts, ils évoquèrent la possibilité que le communiqué final du congrès puisse servir l'image du politicien. Les Berlinois, assez radicaux, parlèrent aussitôt "d'instrumentalisation", sur un ton offusqué. Une nouvelle ronde de discussions très animées s'engagea alors. Pour moi, c'était plus facile. On parlait de quelque chose. On gagnait du temps. Le groupe faisait de la résistance passive en rallongeant les débats. Personnellement, ça m'arrangeait. Mais la situation s'inversa lorsque les organisateurs montrèrent qu'ils ne lâcheraient pas le morceau, qu'on resterait en séance jusqu'à ce qu'on ai trouvé quelque chose. Le rituel se fit d'une lenteur torturante. L'Anglaise proposa un lexique des termes que nous avions découvert au cours des journées précédentes…
         Les échanges se prolongèrent jusqu'au soir. Je tombai de fatigue. Au bout d'un temps infini, les organisateurs finirent par se résigner à ne pas obtenir plus du groupe que ce qu'il avait déjà produit. Ils se mirent vaguement d'accord pour organiser une petite soirée le lendemain au Centre d'Art Contemporain. Quelques guitares, une présentation vidéo, une performance. Les organisateurs, à présent eux-mêmes lessivés, semblèrent se persuader que c'était suffisant.

         Dans un accès d'avarice qui devait m'occasionner des remords accablants le lendemain, je laissai le barman fabriquer mes champagne cocktails avec du mousseux régional. Après la fin des délibérations, j'avais dormi quelques heures, et j'étais maintenant d'excellente humeur, mon travail touchait à sa fin. Un des invités du congrès, un Italien caustique, lui aussi habillé avec soin, entra dans le bar. C'était un théoricien plus futé que les autres qui vivait à Paris. Pendant les séances, il était irréprochable, s'exprimant clairement, et sans s'éterniser. C'était mon premier congrès de ce genre, mais j'avais l'impression qu'il faisait le strict nécessaire, assez bien, avec sobriété et une économie d'efforts confinant à la parcimonie. J'avais tenté de lire une de ses brochures (le congrès m'y encourageait) sans y parvenir, mon esprit divaguant à la dixième ligne, mais j'y reconnaissais une dialectique post-marxiste qui m'avait toujours amusé, parce que c'était comme une langue qu'il fallait apprendre et manier, un jeu.
         Je l'accrochai au passage.
         —Ma tournée.
         Cela parut le surprendre. Bien que le congrès nous accorde des frais royaux, personne ne payait à boire, ni quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. Sauf les Africains évidemment, chez eux c'était immoral d'être radin. L'Italien s'installa sur le tabouret voisin. Je lui demandai:
         —Ça fait longtemps que tu vis à Paris?
         —Vingt ans.
         Je pensai tout de suite aux Italiens encombrants, protégés à l'époque où le monarque régnait sur la France.
         —Brigades Rouges?
         —Non.
         Je citai le nom d'un groupe ultra-gauche italien, oublié et minoritaire. Il me scrutait, partagé entre méfiance et curiosité.
         —Comment est-ce que tu connais ça ? me demanda-t-il.
         —Des rêveries, dans ma jeunesse.
         —Alors pourquoi est-ce que tu parles de "droite caviar"?
         Dans un groupe comme le nôtre, les informations les plus saugrenues circulaient sans arrêts. Rien n'était étanche.
         —J'ai dit que c'était mon but. Comme tu peux voir, dis-je en indiquant le mousseux régional, j'en suis encore loin.
         Il m'examina par-dessus ses lunettes, et sourit. Ensuite, il me parla de l'Argentine où l'avaient mené ses activités l'année précédente. Mal payé, disait-il, mais un mois sur place sans rien débourser, en échange de quelques séminaires dans une université de province.
         Puis il évoqua les turpitudes sexuelles d'une jolie invitée du congrès — une artiste assez jeune sur laquelle les regards des hommes s'attardaient en coulisses pendant les suspensions de séance — détaillées dans un livre de mémoires paru l'année précédente, édité par un centre d'art en Hollande. Il me montra le bouquin qu'il avait en sa possession, et me demanda la signification d'un ou deux termes orduriers désignant les organes génitaux. Il n'était pas très à son aise en anglais. La jeune femme, qui livrait ainsi son intimité la plus débridée au monde culturel, avait bien sûr un visage d'ange. Elle n'était ni Française, ni Américaine, mais Scandinave, avec un style — tant dans son maintien au cours du congrès que dans son écriture, trop appliquée — qui affadissait le caractère scandaleux de la publication ; selon moi, quelque chose de bergmannien dans la langueur, fantasme laborieux et luxure ronflante. L'Italien objectait, l'innocence dans le péché etc. Je trouvais ça vraiment macaroni, alors je lui ai dit qu'il fallait décoincer de la Madone, qui de surcroît n'a jamais été blonde. Il m'a rétorqué que le problème avec nous, les Parisiens, c'est qu'on trouvait toujours à redire. Je me suis entêté:
         —Chacun ses points forts. Chez nous c'est ça qui plait.
         Il a secoué la tête et payé sa tournée.
         Dans l'ensemble, on passait une bonne soirée, juste un peu trop arrosée.
         Le lendemain, je me suis réveillé à onze heures et demi en maudissant le mousseux régional. J'étais mal fichu, vaseux. Je n'avais pas entendu le réveil de l'hôtel, et raté la conférence de presse.
         Après le demi-litre de café et les deux aspirines réglementaires, mon humeur s'est améliorée. Un soleil magnifique illuminait la baie, entourée de montagnes. Il me restait une journée entière d'oisiveté devant l'océan avant de reprendre l'avion.


         TM, fin 2003.

25.6.15

Thierry Marignac chez Taddei à Europe 1

Frédéric Taddéi en poète maudit
J'ai connu Frédéric Taddéi en une lointaine époque, il était pigiste chez Actuel et je cherchais à fourguer Bruce Benderson aux Phrançais,  ça a l'air facile comme ça, rétrospectivement, mais l'homo amoureux des gouapes portoricaines taulardes dans les bouges de Times Square du vrai New York d'avant Giuliani, c'était pas si facile à vendre. Frédéric y croyait. Et, grâce à lui, les vieux confits dans la moraline d'Actuel aussi.
Il m'a reçu pour la réed de Fasciste.
Épuisé, il enfilait les enregistrements à la chaîne avant les vacances, il était gris de fatigue.
Demain soir sur Europe 1 !… De 20 à 21 heures !…
Il y avait un crétin, bien sûr. Dans les médias grand public, c'est obligatoire. Quand il n'en traîne  pas dans leurs locaux (c'est rare), il vous demandent d'en apporter un. Ce mec avait commis un film à faire pleurer d'ennui : un ex-photographe de guerre qui ne fait plus rien, se met à faire encore moins après quatre ans de psychanalyse (Fais pas le con !…) et retourne auprès de son père gâteux, pour s'examiner les urines, apparemment, et sûrement  s'en sortir, on l'espère pour lui, pauvre garçon. Bref, amateurs de sexe et de violence, passez votre chemin, vous risquez la migraine. Même l'autoflagellation du héros est intérieure. Il a fallu à tout prix qu'il condamne la bête immonde, ce crétin assez ordinaire, dans le genre ex-mao magouilleur affairiste bien intentionné…
La jeune journaliste était un peu moins débile. Elle avait beau faire politcorrect autant qu'elle pouvait, elle avait risqué et accompli quelque chose, au contraire du pignouf  qui se questionne la caméra… Même si on peut douter de l'efficacité de la lutte contre les lois du gouvernement pakistanais. Les Américains, qui ont la VIIe Flotte et la CIA, ne sont pas arrivés à grand-chose…
Bref, demain soir 26, entre 20 et 21 heures !…

10.6.15

Les écrivains russes et l'alcool, enquête sociologique

Brochette d'auteurs russes éméchés, à l'époque du tsar
Je crois que c’est l’auteur de Série Noire DOA, qui citait, au titre des qualités indispensables aux romanciers « Une bonne résistance à l’alcool ». Des amis mal intentionnés (je vous laisse deviner de quelle nationalité) m’ont fait parvenir cet article paru au début du XXe siècle, sous le tsar, dans une feuille de chou non dépourvue d’humour. Les mêmes amis mal intentionnés, et c’était sans doute le but de leur envoi, ont ajouté : « Tu bois comme les auteurs russes, du ‘Yorsh ‘ ». Le « Yorsh » est le nom qu’on donne au mélange bière vodka, et c’est maintenant le nom d’une chaîne de restaurants à Moscou, où Vladimir Kozlov, romancier, a pris l’habitude de m’inviter quand je débarque en ville. (Dernière minute, la toujours pointilleuse et précise, sans compter estimée collègue Kira Sapguir, nous rappelle qu'il s'agit originellement du nom d'un poisson de l'espèce des percidés, nous laisserons le lecteur imaginer lui-même la métaphore aquatique).
 Il s’agit bien entendu d’une rumeur sans fondement, voire d’un coup monté par une officine. Je n’ai pas la contenance d’un romancier russe, ça se saurait. En Glaçonnie, selon l'expression d'un de mes meilleurs amis, une jeune fille de dix-huit ans ira racheter une nouvelle boutanche, que vous serez déjà en réanimation pour coma éthylique. Alors un auteur local, laisse tomber, t'es mort…


COMMENT BOIVENT LES ÉCRIVAINS RUSSES : CE QUE RACONTENT LES AUBERGISTES
(Traduit du russe par TM)

         EN JANVIER 1908 DANS LE JOURNAL « ROUSSKOE SLOVO » (LA PAROLE RUSSE) PARUT UN FEUILLETON CONSACRÉ AUX RAPPORTS ENTRE LES ÉCRIVAINS RUSSES ET L’ALCOOL.

         Le périodique français La Revue a conçu et réalisé une enquête sur le thème « Comment et que boivent les écrivains français ? ». S’inspirant de l’exemple, un journal pétersbourgeois a mené une enquête semblable chez les écrivains russes. Et la conclusion qui s’impose, au final, c’est que ni les écrivains français, ni les écrivains russes n’avalent dans leur bouche pâteuse une goutte d’eau de source pure, se contentant d’en rêver. Nous ne savons pas jusqu’à quel point c’est vrai en ce qui concerne les auteurs français, mais pour les les auteurs russes nous avons décidé de mener une enquête audiatur et altera pars. Comme dans ce cas précis altera pars se trouvent être les barmen des restaurants fréquentés par les écrivains russes, nous nous sommes en toute première instance adressé au barman du restaurant littéraire « Vienna ».

         « Les auteurs boivent avant tout de la gnôle pure, mais ne dédaignent pas pour autant la bière, qu’ils commandent toujours par grands verres. Lorsque leurs moyens le leur permettent, les auteurs exigent volontiers du cognac, préférant les mauvaises marques aux bonnes, qui sont plus chères. En revanche, les écrivains russes boivent rarement des vins bon marché — seulement quand on leur offre — ils n’ont pas beaucoup de goût pour les liqueurs, préférant une deuxième tournée de cognac.
         En ce qui concerne les zakouskis, les écrivains russes exigent surtout ceux qui offrent la quantité à un prix moindre. Beaucoup d’entre eux boivent sans manger ou bien accomplissent le rituel du Yorsh qui consiste à accompagner chaque verre de vodka d’une gorgée de bière. Les écrivains russes ne boivent pas d’eau minérale, mais exigent du kvass (boisson fermentée à très faible degré d’alcool), avec de la glace.
         Les écrivains russes boivent à crédit, bien que certains paient rubis sur ongle en liquide, ou bien petit à petit, par traites. Il arrive que les écrivains russes laissent un otage et viennent payer sa rançon ensuite. S’il est question, comment dire, de la contenance, les écrivains russes viennent tout de suite après les marchands, du reste le verre de taille moyenne — plus répandu dans la société civile que celui des marchands — porte chez nous le nom de verre d’écrivain. Certains écrivains russes boivent jusqu’à la syncope, mais pour la plupart, ils se distinguent par une grande résistance et ne sombrent pas dans l’incohérence. Une fois qu’ils ont bu, les écrivains russes, soit s’embrassent, soit s’engueulent, mais certains prononcent des discours sur l’art et racontent des histoires sur les avances qu’ils ont gagnées et bues — ou bien qu’ils se préparent à gagner et boire. On remarque, d’ailleurs, que les écrivains russes exagèrent de beaucoup le montant de ces avances ».
Le barman du restaurant Vienna.

AU « CAPHARNAÜM »
         —S’il vous plait, dites-nous comment et ce que boivent les écrivains russes ?
         —De la vodka. Ils ne demandent pas beaucoup de zakouskis pour accompagner. Certains, commencent par la bière.
         —Et le vin ?
         —Ils n’aiment pas ça. Les auteurs d’autrefois, eux, oui, ils y comprenaient encore quelque chose, mais ceux d’aujourd’hui, ils ne veulent que de la vodka.
         —Ils boivent beaucoup ?
         —Comme des trous. Pire qu’eux, il n’y a que les dockers.

         AU FEDOROV
         « Les écrivains russes boivent au comptoir et en guise de zakouskis commandent des sandwichs à cinq kopecks. Certains auteurs de best-sellers mettent du Picon, dans la vodka. Les reporters demandent toujours que les petits pains soient brûlants, parce qu’ils se sont gelés en chemin. Quand les acteurs et les écrivains se retrouvent, on les installe autour d’une table ronde, sinon les coups de poing volent dans tous les sens »
         L’aubergiste


         AU CUBA
         « Les écrivains russes ne commandent jamais de champagne, bien qu’il existe une fraction d’entre eux qui, au contraire ne commande rien d’autre que du champagne, y compris au petit déjeuner. Les écrivains russes commandent des liqueurs en général inexistantes. Les écrivains russes ne dégustent pas, ils boivent en rafale. Ils sont plus généreux en pourboires que les pétroliers, et ne sont concurrencés sur ce plan-là que par les ingénieurs des chantiers navals, encore plus munificents. »
         Serveur d’un restaurant de luxe

         AU BUFFET DU THÉÂTRE
         « —Oh, les écrivains russes, ah, les écrivains russes… Qu’est-ce qu’ils ne seraient pas capables de boire ! Ils ne boivent pas encore de gin et ne commandent pas de pale ale. Mais on y viendra ! L’écrivain russe boit tout, l’écrivain russe boit abondamment, l’écrivain russe a besoin d’un crédit important parce qu’il contient beaucoup.
         —Et les dramaturges russes, ils boivent aussi ?
         —Même les poules boivent, alors pourquoi pas les dramaturges russes ? Mais sa contenance le place en quatrième position. Les publicistes occupent la première, ensuite les auteurs de best-sellers, puis les poètes, et ensuite seulement viennent les dramaturges. »

         Tels furent les résultats de notre enquête impartiale. Au lecteur d’en tirer ses propres conclusions.

         Vladimir Azov, Pétersbourg, 1908.