30.5.15

"Fasciste" par le meilleur romancier punk de tous les temps

Sang Futur, dans la réédition  Moisson Rouge,  2008.
Kriss Vilà, fut, il y a bientôt quarante ans, en 1977, tout d'abord mon idole, le romancier punk qui avait craché Sang Futur au DTV, soixante feuillets qui définissaient une époque, les vrais pros n'ont pas besoin de plus. Superbement servis par une maquette Sex Pistols. Ensuite, il m'enseigna les ficelles du métier. Comme Édouard Limonov, Hervé Prudon, ou encore  Daniel Mallerin l'éditeur du Dernier Terrain Vague qui nous publia tous les trois, il connaissait mon style de mauvais chien, ne cherchait pas à me communiquer ce que je savais d'instinct, seulement ce que j'ignorais à l'époque. Il m'apprenait comment on s'en sort, dans "le pire métier du monde, avec celui de turfiste", et j'en avais besoin. KV s'y connait en turfisme, il a gagné et perdu des fortunes sur les canassons, et en roman, il en a écrit une trentaine. Je remercie La traversée houleuse des apparences,  de m'avoir gratifié de tels mentors, les meilleurs, si maudits soient-ils.
La dernière parution du vieux maître Kriss Vilà, le plus professionnels des écrivains professionnels et j'en connais des wagons, est : MurderProd, Trash éditions, 2014.
Kriss m'a fait l'honneur du commentaire ci-dessous, pour Fasciste:

Fasciste, Presses-Pocket, 1989.


En cette fin des années 80, les déjà vieilles gloires du néo-polar renonçaient au noir pour lorgner sur la Blanche. Tout allait pour le mieux dans le petit monde des bien-pensants jusqu’à ce que le titre d’un livre les fasse bondir. Un inconnu nommé Thierry Marignac publiait  son premier roman qu’il osait intituler Fasciste. Titre scandaleux aux yeux des maîtres à panser germanopratins ! Il est amusant de constater que, un quart de siècle plus tard, ceux-là ne se sont toujours pas remis de leur traumatisme… Mais « You can’t judge a book by looking at the cover », chantait Bo Diddley. Il y a donc tout lieu de penser que les contempteurs de Fasciste n’ont pas dépassé la lecture du titre – ou alors, c’est qu’ils n’ont rien compris au rock’n’roll.
N’ayant pas relu Fasciste depuis sa parution, je me demandais comment le texte avait vieilli. « Je ne désire pas de gloire. Je veux entendre battre mon sang. C’est tout. » Bonne nouvelle, le sang y bat toujours. Le personnage principal a conservé tout son romantisme noir et ses acolytes Phong et Kriss suscitent toujours la sympathie d’un affreux anarchiste révolutionnaire dans mon genre. Une réplique du dernier nommé donne une clé de déchiffrage indispensable à la compréhension du roman : « Un peu moins d’ironie, et tu serais national-socialiste. » Sauf que, justement, cette ironie est une véritable constante, aussi bien chez le bonhomme que dans son roman. Pour s’en persuader, il n’est qu’à lire comment y sont décrits les bas du Front. Cataloguer Fasciste comme exprimant une pensée d’extrême droite est donc une absurdité ; il est tout sauf xénophobe, tout sauf racorni. Il est même brillant à plus d’un titre, riche de fulgurations qui avec le recul lui donnent des allures de littérature conjecturale.

Kriss Vilà

24.5.15

Géopolitique du roman

En librairie le 6 juin, préfacé par P. Guittaut
      
         DÉMODÉ
         L’art du roman, si décrié de nos jours par les incapables de la déconstruction, plus ou moins inspirés par les frauduleuses théories fin de siècle dernier, visant à justifier l’impuissance créatrice — est un des arts dramatiques, et à ce titre, c’est un art noble dont les origines se perdent dans les âges. Mais, franchement, pourquoi se casser la tête, quand n’importe quelle mémère post-moderne délayant l’eau de vaisselle de son pitoyable ménage classe moyenne caracolera en haut des hit-parades, n’importe quel rejeton de la grande bourgeoisie sorti d’hypokhâgne débitera son Il ne m’est rien arrivé et j’en souffre en 400 pages finissant sur tous les plateaux télé, n’importe quel politicard de contrebande en mal de message pondra un roman à thèse où les slogans tiennent lieu d’imagination et battra le rappel de ses troupes pour s’assurer son marché de niche, après avoir signé quelques pétitions contre le massacre des crapaud-buffle dans le Nord de l’Orénoque, donnant du grain à moudre à son service de presse ? Il faut quand même être maso, et ça n’intéresse personne — ni les lecteurs, ni les libraires, et encore moins les éditeurs — pour vouloir à tout prix construire une histoire originale, dans les règles de l’art, de bout en bout portée par la recherche d’une beauté caractéristique qui soit son signe distinctif, et rien d’autre, ni l’exhibitionnisme navrant de l’époque, ni les messages formatés des tartuffes. Vous voulez à tout prix vous épuiser au boulot ?… Vous cherchez la recette de l’insuccès ?… C’est complètement démodé !… Allez vous faire soigner !…

         INCURABLE
         Si par malheur pour vous, vous êtes incurable, que vous souhaitez absolument déguster un max en échange du très éphémère bonheur d’avoir sculpté une forme aux allures séduisantes sur la matière des mots — celle dont on fait les rêves — alors tant pis pour vous. Sans qu’on sache si c’est pour limiter les dégâts, réduire les risques, ou tout simplement avancer, il va falloir dresser une cartographie du drame inconnu où vous allez entrer, cerner un territoire possible, un champ de bataille pour cette guerre que vous vous livrerez à vous-même, et dont vous ne savez encore rien.
         INSPIRÉ
         Il ne faut pas attendre l’inspiration parce qu’il se peut qu’elle ne vienne pas, est une phrase que j’attribuais à Erskine Caldwell, le plus oublié — et le meilleur — des écrivains sudistes de sa génération pour l’avoir lue dans ses mémoires, mais voilà qu’une amie vient de me dire qu’elle est de Tolstoï. Il pleut des coups durs. La grandiloquence patriarche et le style laborieux du vieux birbe, imité par Soljenitsyne un siècle plus tard m’ont toujours semblé extrêmement rasoir. Alors je continuerai à l’attribuer à Caldwell, dont les romans — des chef-d’œuvre d’intelligence et d’humour situés dans le quart-monde plouc du Sud de la Grande Dépression — sont des bijoux travaillés avec soin, auxquels un brin de désinvolture ajoute le lustre qui est la marque des très grands. Dans les années 1930, La Route au Tabac, et Le petit Arpent du Bon Dieu, furent des best-sellers mondiaux, vendus à des millions d’exemplaires.

         INSOLITE
         Reprenons. Il s'agit donc de trouver une histoire, avec son décor et ses acteurs. Pour une efficacité maximum, un effet de surprise, décaler un ou plusieurs éléments : si ça se passe sur un bateau, qu’il soit immobile, s’il est question d’un tueur en série, qu’il soit déjà en prison, si l’on évoque un trafic d’essence, qu’il soit mené sous le paravent d’une ONG écologiste, etc. Cette première technique engendre tout un tas de contraintes productives. En premier lieu, elle entraîne quasiment à coup sûr une ambiance insolite. En second lieu, elle force les personnages à des actions imprévisibles qui pousseront l’intrigue vers les recoins inattendus de la progression romanesque. N’allez pas pour autant vous bercer d’illusions : en admettant que vous sortiez de la confondante banalité des livres contemporains, miroir unidimensionnel de la médiocrité du monde — mondialisation, médiocrisation !… — ça ne signifie pas que vous ferez un malheur au box-office. En fait, c’est souvent l’inverse, et pour peu que vous bricoliez un style saupoudré d’un brin de complexité, 1) parce que l’art, ça se mérite nom d’un chien, 2)pour ne pas pleurer d’ennui en écrivant, 3) parce qu’à la loupe du roman, le drame se multiplie des paradoxes du réel — on vous prendra pour un illuminé hermétique, et si vous insistez, on parlera à mots couverts de votre consommation de psychotropes. Attention, dans ces coups-là, on trouve toujours un crétin pour appeler la police de la pensée, voire la police tout court. Chef, il y en un qui fait le malin !…
À quai, mais pas en rade, Rivages/Noir
         DÉSESPÉRÉ
         Vous êtes encore là ? Votre cas est désespéré. On ne peut plus rien pour vous. Vous êtes génétiquement tripolaire, et il va falloir passer par les dix-huit chambres de Shaolin, popularisées par le cinéma de Hong-Kong, mais je m’égare.
         Generally, two-third into a book, I have written myself into a complete impass… disait Jack Vance, dans une interview radio datant de 1976, que j’eus le privilège de traduire pour Actus-SF, qui, accessoirement, vient de rééditer, sous le label Hélios Noir, mon premier roman Fasciste, encore un exemple du rebrousse-poil auquel il faut prendre l’époque, dont je parlais plus haut. (Le lecteur acharné —puisqu’il me suit encore — me pardonnera ce flash publicitaire, on comprendra qu’après toutes ces épreuves, il faut bien trouver un moyen de traire la vache pour compenser).
         Quand on traduit une interview radio, il faut réécouter la phrase trois fois pour être sûr. Celle-ci déclencha mon hilarité immédiate. Tout d’abord, parce qu’elle était prononcée par un Jack Vance qui avait écrit aux alentours de deux cents romans de science-fiction et romans policiers. Il avait donc trouvé au moins deux cents fois une façon de s’en sortir. Vance était un excellent romancier, pas beaucoup de déchets dans sa pléthorique production. Ensuite, parce qu’à ma modeste échelle, ça m’était arrivé souvent de me perdre dans mes propres scénarios, de rebondissements en coups de théâtre. Il y a toutes sortes de solutions, et j’y reviendrai, mais la mienne — apprise auprès de Christian Vilà,  le plus professionnel des écrivains professionnels et j’en connais des wagons — tient un seul mot rappelant la production soviétique : le Plan. À moins d’être un génie — et même— on ne part pas sans boussole. Si vague soit-il, on écrit un plan. Quand on est coincé, sans issue, littéralement enlisé, on retourne au plan. On y cherche quelque chose de nouveau, qu’on aurait oublié. On vérifie qu’on s’y est conformé et non égaré par facilité sur un chemin de traverse. Si c’est l’horreur, et qu’on n’a rien trouvé, on recommence une nouvelle rédaction du Plan, en cherchant à circonscrire son drame au plus près.
         Bien sûr, il ne faut pas fermer la porte à l’improvisation, il s’agit d’être agile, aussi. Coincé, à mon troisième roman, dans des détails de l’intrigue me paraissant insurmontables, je sautais par un bond prodigieux à une étape ultérieure de l’histoire, plus commode, et la transition me vint tout naturellement, racontée plus tard, par épisodes rétrospectifs. Cette chirurgie, dont j’étais le seul témoin, est invisible dans le tissu du roman, puisque, comme disait Chandler : La vraisemblance est en grande partie une question de style, ce qui vaut aussi pour la structure. Ce genre d’acrobatie est à déconseiller quand on débute — d’un autre côté, il ne faut pas hésiter non plus, à faire ses expériences, à prendre quelques risques. On enrichit son bagage.
Gagner contre la Défense Française(!!!), Payot, traduction TM.
        RADIN
         Un mot sur les personnages : la première règle c’est qu’il en faut peu, sinon le lecteur est paumé. Si on parle des personnages principaux, c’est entre quatre et six qu’on doit enfermer son drame, et six est un grand maximum. Le Plan doit aborder les contradictions qui les opposent et qui sont la matière romanesque. Ce qui aidera à les composer. Tout cela bien sûr dans le cadre de l’histoire générale où ils ont une fonction. On a plus de liberté avec les personnages secondaires.
         En ce qui concerne leur composition, il est nécessaire de leur donner des caractéristiques physiques et morales. La caractéristique physique la plus connue est la balafre. Mais elle a beaucoup trop servi pour qu’on puisse encore l’utiliser, sauf exception, bien entendu. Les traits moraux sont plus intéressants, plus productifs. Si l’on donne comme caractéristique morale à un personnage d’être radin, et qu’on le souligne, il arrive inévitablement à un moment donné, que cela ouvre des possibilités inattendues dans l’intrigue qu’on avait prévue.  C’est la magie du roman. Laisser les contradictions mûrir sans a priori, et les personnages suivre leur logique. C’est la raison pour laquelle les romans à thèse où l’auteur cherche à prouver quelque chose d’inamovible établi dès le départ — et la littérature communiste et assimilée (gauchiste tout comme néo-con, ces frères jumeaux en chapelles culturelles sectaires) en offre de laborieux exemples jusqu’à aujourd’hui — sont des pensums soporifiques, tous équivalents.
         De même, le romancier est une infection opportuniste, la logique de ses personnages n’est pas la sienne, il doit savoir se glisser dans la peau d’un charcutier divorcé, d’un général arthritique, d’une femme du monde sous antidépresseurs, d’un SDF sans-papier cirrhotique, d’une agente de la brigade des stups, d’une vedette de la chanson, d’un banquier ruiné, d‘un pilote d’hélicoptère des Forces Spéciales à la retraite, voire d'une actrice transexuelle étoile du porno ou encore d'un athlète sous stéroïdes . Encore une faiblesse du roman à thèse : ses personnages sont caricaturaux, parce qu’ils ne sont que des arguments au service d'une cause. Encore une faiblesse du roman exhibitionniste à la mode : le nombril, dans sa béance infinie, occupe tout le champ de vision. Un seul remède : rencontrer le plus de gens possibles de toutes les classes de la société, de tous les métiers, de tous les pays, de tous les genres y compris sexuels, et faire silence, les écouter, sans objection, ni préjugé. Tant d’auteurs, de nos jours, ne donnent qu’une plate représentation d’eux-mêmes, agrémentée parfois d’un sous-journalisme de troisième zone, destinés à s’attirer la sympathie du lecteur. La poésie — on y vient — du roman, tient pour l’essentiel à ce décalage entre le romancier et son sujet, à la faculté de s’oublier.

         AUSTÈRE
         Lorsqu’on demanda à Jack Vance pourquoi sa photo ne figurait jamais sur la quatrième de ses bouquins, il répondit, austère : C’est déjà assez difficile comme ça de faire croire au lecteur à la réalité alternative que je lui propose, sans intercaler en plus une photo qui distrait son attention…
         De nos jours, ces paroles seraient jugées anti-commerciales, par le département marketing de l’éditeur, celui qui a tout pouvoir, depuis une quinzaine d’années et vend du nombrilisme.
         De nos jours, le romancier, non seulement affiche sa trombine chaque fois qu’il peut, mais cherche à constituer un fan-club, auprès de qui il joue un personnage, comptant souvent plus que sa production elle-même, notamment sur les réseaux sociaux. Ce romancier post-moderne se fabrique un ensemble de références qu’il ressert dans ses bouquins à tout bout de champ. Il comble ses suiveurs, partageant les mêmes goûts en musique, cinéma, littérature, gastronomie, etc. Et l’instinct grégaire — on peut toujours compter dessus. 
      Le romancier de race, quant à lui, évite les références comme la peste, parce qu’elles écartent l’attention du lecteur de son sujet, de sa fiction. Il est puritain et austère, concentré sur son seul roman, rien d’autre. Il se fout des suiveurs et du fan-club. I’ll play the Blues for you, chantait Albert King. L’art élémentaire du conteur, captiver un auditoire et le tenir en haleine jusqu’au bout.
Et c’est comme ça que ses livres, couronnés ou non de succès, restent en mémoire.
         Tout le reste, pour paraphraser Topor, n’est que garniture.

         TM, mai 2015.
Fuyards, roman, Rivages/Noir.

19.5.15

"Fasciste" de Thierry Marignac, réédité chez Hélios Noir

27 ans après l'édition originale… le retour du livre culte, en librairie le 6 juin,
préfacé par Pierric Guittaut.
 Il y a une éternité et demie, quelque temps après la première publication de Fasciste chez Payot, et les réactions pavloviennes qu'elle suscita de droite à gauche, Hervé Prudon écrivit ce texte pour un petit livre admirable, dans la superbe collection compact-livres des éditions du Dernier Terrain Vague. Fasciste, depuis, a suscité bien des commentaires, bien des jugements, des calomnies en coulisse et des silences entendus,  lors de sa parution en grand format, lors de son édition poche l'année suivante chez Presses-Pocket, qui connut un certain succès de librairie — et pendant le quart de siècle écoulé. Un certain nombre de critiques élogieuses, aussi. À l'époque, une des plus précises et des plus amicales fut celle d'Hervé Prudon, un des rares — au-delà des catéchismes utilitaires et "engagés" (par qui?) —  à comprendre ce qu'est un roman.  
Où diable sois-tu, vieux camarade, Salut et Fraternité.



"L.A Woman des Doors, 22 heures, j'ai lu ton livre. Une nuit du 8 au 9, insomniaque convaincu. Impossible d'en parler, ne pas en parler. Tu vas me dire baba au rhum et forçat des douceurs mais il y a dans ton bouquin des remakes de Kerouac et des poèmes lyriques. La quatrième est à chier et le titre impossible. Mais comment a-t-on pu le lire autrement qu'un désarroi qui cherche l'exaltation ? La connaissance des milieux fascistes de même que la parfaite construction du livre ne peuvent déranger. Ce qui dérange c'est le style, il colle au propos. On l'aurait voulu "distancié" alors que la distance est justement dans l'échec et l'obstination. Un certain ennui qui naît de l'uniformité, un uniforme qui naît de l'ennui. Un dressage pour tous autant être le chien de tête. Une bêtise à front intelligent. Un reflet, donc,  de la société, foncièrement bête et dotée d'une intelligence de pointe. Cet impouvoir à ne pas maîtriser les outils. C'est pourquoi Fontevrault recommence à la base, par le corps, l'arme simple. J'exprime mal le plaisir que j'ai eu à lire ton premier livre. Tu abordes des sujets qui me concernent : L'Europe et l'Occident. Je suis plus proche d'un Polonais, un Russe, que d'un gars de l'Ohio ou de Melbourne. Et Paris qui ne sait plus si elle doit être Venise ou Manhattan. Tu n'es pas provocateur, heureusement, tu t'en fous, tu es juste exigeant. C'est-à-dire sur la mauvaise route. Continue. Amitié"

Hervé Prudon, Sainte-Extase, éditions du Dernier Terrain Vague, collection compact-livres, 1989.



Édouard Limonov, sur lequel, en son temps (1988), ce livre a eu une influence non négligeable, me répondit ainsi, lorsque je lui annonçai la troisième édition du roman maudit :

"Поздравляю тебя,Тьерри, с 3-им изданием твоей проклятой книги.
C'est deja entre dans l'Histoire!"
Edouard

"Je te félicite, Thierry, pour la troisième édition de ton livre maudit. C'est déjà entré dans l'histoire!"
E.L.

Nous n'avons pas beaucoup de soutien. Mais quand on nous appuie, ça vient des plus brillants auteurs de leur génération: Hervé Prudon, Édouard Limonov, Pierric Guittaut, Christopher Gérard… 

Fasciste, éditions Hélios Noir, 200 p. 8 €.

TM, mai 2015.

18.5.15

Règlements de comptes dans la presse américaine

         À Antifixe, on accueille toujours avec bonheur les articles de Mark Ames, un copain historique de l’époque de Moscou, et préfacier du livre-reportage :Vint, le roman noir des drogues en Ukraine (T. Marignac, 2006, Payot, épuisé). Ce mec a le chic pour taper là où ça fait mal. Il revient ici sur des évènements récents (et moins récents) ayant défrayé la chronique outre-Atlantique, dont les médias français caniches ont peu parlé, de même qu’ils avaient évité d’évoquer l’incendie prés de Tchernobyl, il y a quelques semaines. Évitons les sujets qui fâchent le Grand Frère, ou qui alarment la population. L’article ci dessous a une autre qualité : il dévoile les dessous de la Grande Confraternité Américaine de la presse : un bocal de piranhas.
La nôtre n’a rien à leur envier, en plus mesquin et plus propagandiste encore.
Les lecteurs anglophones pourront retrouver la VO au lien ci-dessous :


CIRE-POMPES ET RÉVISIONNISME : COMMENT LA PRESSE A TENTÉ DE DISCRÉDITER LA BOMBE DE SEYMOUR HERSH, SON REPORTAGE SUR L’ESPIONNAGE DOMESTIQUE DE LA CIA.
         Par Mark Ames (14-05-2015)
         (Traduit par TM)
         Seymour Hersh s’est retrouvé dans l’œil d’un cyclone de merde force 5, cette semaine, après avoir lâché son reportage best-seller le plus important de toute l’ère Obama, réfutant la version héroïque officielle sur la façon dont les Navy SEALS ont liquidé Osama Ben Laden dans un raid secret et nocturne au cœur du Pakistan.
         D’après le récit de Hersh, OBL a été balancé par un de ses gardiens de prison de l’ISI (Services spéciaux pakistanais, ndt) — nos allié pakistanais le détenaient en captivité depuis 2006, avec le soutien de nos alliés saoudiens, histoire de s’en servir comme monnaie d’échange. Le récit de Hersh remet en question beaucoup de choses, à commencer par la justification des réseaux militaires et d’espionnage, massivement employés, coûteux, et brutaux qui n’ont apparemment pas joué le moindre rôle dans l’élimination du terroriste le plus recherché du monde. Il n’a fallu, dit Hersh, qu’un tourne-casaque de bas étage de l’ISI qui s’est rendu dans une succursale de la CIA à Islamabad, leur a donné l’adresse du lieu de détention de Ben Laden avant d’empocher un chèque de 25 millions de $. À peu près aussi hautement technologique qu’un épisode de Gunsmoke.
         Le raid tant vanté des Navy SEAL en hélicoptère, et l’assassinat de OBL n’était, selon Hersh, qu’une mise en scène coproduite par l’armée US et le service de renseignement pakistanais, qui a escorté les SEAL jusqu’à la chambre de Ben Laden, a braqué sur lui une torche électrique et regardé les SEAL truffer le vieil invalide de plomb brûlant, et le transformer en spaghettis bolognaise. (Ce qui soulève d’autres questions dérangeantes — par exemple, pourquoi est-ce que la Maison-Blanche voulait faire taire à jamais le type qui connaissait tous les noms, le meilleur atout du renseignement mondial… à moins, bien entendu, que ce n’ait été le but ultime de cet assassinat dans sa cellule à Abbottabad ? Ce qui mène à se demander pourquoi les USA tenaient à s’assurer que Ben Laden emporte ses secrets dans la tombe, si jamais ça passait par la tête de quelqu’un).
         Hersh avait mis en pétard des gens et des institutions très puissants avec ces révélations, et cela signifie que l’inévitable contrefeu média pour discréditer son histoire est en cours, les attaques contre Hersh étant menées par Max Fisher de Vox Média, Peter Bergen de CNN, et même certains journalistes de gauche comme le reporter Metthieu Aitkins de Nation Institute. Hier, le site Slate s’est joint à la meute, diffusant une interview hostile et furieusement distrayante de Hersh.
         Les attaques de Seymour Hersh par ses collègues journalistes n’ont rien de nouveau — en réalité, il adorait ça, et adore ça certainement jusqu’à aujourd’hui. Il eut droit à la même réaction hostile de ses collègues des médias lorsqu’il balança le plus gros scoop de sa carrière : l’exposé, datant de 1974, sur le programme d’espionnage domestique illégal de la CIA, MH-CHAOS, qui ciblait des dizaines, voire des centaines de milliers d’Américains, essentiellement anti-guerre du Vietnam, et des dissidents de la gauche radicale.

         On se souvient plus aujourd’hui de ses révélations sur le massacre de My Lai et la prison d’Abou Ghraib, mais c’est son scoop sur MH-CHAOS, que le New York Times baptisa « le fils de Watergate » qui fut le plus controversé et entraîna le plus de conséquences — cette histoire sensationnelle provoqua la chute de presque tout l’appareil du renseignement. Les exposés de Hersh menèrent directement aux fameuses sessions d’interrogatoire par le Comité Church, la commission Rockfeller, et, moins connu mais plus radical, les sessions d’interrogatoire du Comité Pike au parlement, sur lesquelles j’ai écrit sur Pando l’année dernière. Ces sessions révélèrent non seulement toutes sortes d’abus de pouvoir de la CIA, programmes d’assassinats, trafic de drogue et coups d’état, mais aussi des échecs et cafouillages maousses de nos services de renseignement.
         Ils révélèrent également pour la première fois au public les programmes secrets de la NSA ciblant des Américains, y compris la collaboration de toutes les plus grosses compagnies de télécommunication et de câbles télex — AT&T, ITT, Western Union et RCA — dans « l’aspirateur » de toutes les communications électroniques, de même que le « Projet Minaret » au cours duquel la NSA a mis sur écoutes des dizaines, voire des centaines de milliers d’Américains anti-guerre ou gauchistes. Ces interrogatoires donnèrent lieu à des réformes plus ou moins effectives lors de l’administration Carter, qui furent toutes abandonnées ou annulées dès que Reagan parvint au pouvoir.
         C’est ce qu’on appelle du journalisme efficace. Mais si les pairs médiatiques de Hersh avaient eu leur mot à dire, il ne se serait rien passé de tout cela. Plutôt que de le soutenir, les journalistes sur tout l’éventail, menés par le Washington Post, firent tout ce qu’ils pouvaient pour discréditer et saper ses reportages. « J’étais vilipendé » comme devait le confier Hersh au professeur Kathryn Olmsted, auteur de l’excellent « Challenging the Secret Government ».
         C’est avant tout grâce au témoignage du directeur de la CIA, qui admit en janvier 1975 que le reportage de Hersh était exact que les autres journalistes se retinrent et se joignirent alors  à la frénésie ambiante opposée. Oui : la CIA a sauvé le plus gros scoop de Hersh, des laquais de la presse aux ordres. Une drôle d’époque.
         Et c’était le Washington Post qui était à l’avant-garde des attaques contre les reportages de Hersh. Au début janvier 1975, le WP publia un éditorial « L’espionnage illégal de la CIA » qui attaquait Hersh pour s’être appuyé sur des sources anonymes — ceci venant du journal qui s’était appuyé sur la plus célèbre source anonyme de l’Histoire : Deep Throat (cf, Le Watergate, ndt). L’éditorialiste poursuivait :
         « Si presque toutes les activités de la CIA peuvent être appelées « espionnage », et si on peut qualifier les activités de la CIA sur le sol américain « d’espionnage domestique », il reste à établir lesquelles de ces activités ont été menées en « violation » de la charte du Congrès sur l’agence de renseignements, ou même si elles sont illégales ».
         Le spécialiste du renseignement du WP Laurence Stern s’en prit à Hersh dans la Columbia Journalism Review dans un article intitulé « Révélations sur la CIA (Encore) » — alléguant d’un « manque de preuves tangibles », et « une succession remarquablement fébrile de d’enquêtes subsidiaires ». Tandis que WP, sous la plume de Stern, prétendait que ce n’était pas la CIA qui avaient des dossiers sur les 9000 Américains dont parlaient Hersh mais le ministère de la Justice et que c’était par conséquent légal, le lauréat du Pulitzer Jack Anderson suivit à son tour dans le WP avec un article intitulé « Les dossiers de la CIA confirment les dénégations ».
         Les deux hebdomadaires principaux, Time et Newsweek se mirent de la partie contre Hersh. Newsweek dans un article intitulé « Une nouvelle fureur à la CIA » qui citait  des sources anonymes du renseignement, discréditant ou minimisant le scoop MH-CHAOS de Hersh : « Les accusations de Hersh sont parfois vraies mais les faits sont beaucoup moins graves que ce qu’il prétend ». L’article de Time, « Supersnoop », raillait :
         « Il est très probable que les révélations de Hersh sur la CIA soient considérablement exagérées et que le New York Times les aient surjouées ».
         On attaquait souvent Hersh sur ses séries de reportage en les prétendant : « surécrites et mal étayées ». La rumeur, dans la presse de Washington, à l’époque était que le célèbre journaliste du WP Ben Bradlee avait dit ça. Et ce que dit un éditorialiste quand Hersh fut éliminé du Pulitzer cette année-là.
         Ses propres collègues auraient enterré Hersh, ne cherchant qu’à lui faire perdre tout crédit, s’il n’y avait eu le témoignage de William Colby, devant la Commission sénatoriale de la mi-janvier 1975. Ce fut Hersh lui-même qui assistait aux sessions pour le New York Times qui l’écrivit :
         « William E. Colby, directeur de la CIA a reconnu aujourd’hui au Sénat que son agence de renseignement avait infiltré des agents secrets dans des groupes anti-guerre et de la gauche radicale, sur le sol des Etats-Unis, un programme de contrespionnage qui mené à l’accumulation de dossiers sur 10 000 citoyens américains ».
         Après la confirmation de ses révélations par le patron de la CIA, ses détracteurs des médias n’eurent d’autre choix que de faire machine arrière. Je citerai une nouvelle fois le livre de Kathryn Olmsted.
         « Le Washington Post publia que les déclarations de Colby confirmaient les éléments majeurs du récit de Hersh, et Newsweek fit de même ».
         On assiste aujourd’hui, à la même réaction d’acceptation à contrecœur de la bombe Ben Laden lancée par Hersh de la part de la presse instituée.
         Plus tard, en 1975, le grand Bill Greider — alors journaliste au WP — résuma l’attitude de la presse devant les révélations de Hersh :
         « La presse se mord la queue, poursuivant les instincts d’adrénaline déclenchés par le Watergate, la défiance rageuse provoquée par dix ans de mensonge officiel, avant de retourner jouer les cire-pompes ».
Bigre, comme nous avons mûri, depuis lors.

         Mark Ames, 14 mai 2015.