4.2.15

Psychologie de masse des fourmis


Sur le cargo sobre à l’ancre, les monstres de fer des ports nocturnes et leur incessant manège tonitruant, raclant, puant le fioul et la surproduction me calmaient. À quoi bon, pensais-je, se dresser contre cette perpétuelle usine en marche, comment pouvait-on prétendre bloquer ce gigantisme à l’œuvre, ce mouvement sans issue mais implacable dont la masse réduisait à néant tout ce qui savait voir ? J’entretenais  des sentiments plus sceptiques encore que d’habitude envers la révolution  dont se réclament mes quelques camarades que je crois sincères, pour qui c’est un peu plus qu’une façon de racoler la clientèle, comme c’est presque toujours le cas chez les légions de tartuffes défenseurs d’opprimés grouillant à tous les postes de l’édition, et dans divers milieux littéraires. Pour que les métalliques dinosaures interrompent leur ballet, il ne faudrait pas moins qu’un météore dont la chute déclenche un cataclysme planétaire aux conséquences incalculables. 


Peut-être que les activistes de Notre-Dame des Landes parviendraient à annuler l’aéroport. Ou non. Mais même s’ils atteignaient leurs objectifs, dix autres enfers post-cybernétiques seraient bientôt creusés, concassés, nivelés par les machines-outils. Et une paix étrange, qui vient lorsqu’on accepte l’inéluctable, m’envahissait alors. Cette danse du fer sans grâce et sans merci ne manquait pas d’une certaine beauté tragique par l’effroi qu’elle suscitait — fascinant les hommes avec son efficacité d’armée industrielle à la manœuvre, bataillons d’esclaves, dans l’engrenage de leur spirale infinie. Ils produiraient et distribueraient jusqu’à l’engorgement ultime, ou la catastrophe qui annulait tout et coïnciderait peut-être.
Aucune idéologie, aucun engagement, aucune protestation ou aménagement n’aurait d’autre effet que cosmétique.
Le Cargo sobre, inédit, extrait, TM 2013