21.2.15

Hafed Benotman, les meilleurs partent les premiers…


LA MORT DE HAFED BENOTMAN
         La vodka m’aidera-t-elle à parler de lui, ou bien sera-t-elle un obstacle ? Pourtant, comme à chaque deuil, j’ai envie de boire jusqu’à la syncope, et de baiser à perdre haleine. Ni l’un, ni l’autre ne sont possibles, j’ai fini la bouteille, et je suis seul, par cette soirée funèbre.
         Je ne connaissais pas si bien Hafed Benotman, mort aujourd’hui, comme me l’a fait savoir un ami. Et il était cul et chemise avec la gauche caviar de Rivages éditions, celle qui m’a lourdé, quand j’ai définitivement refusé de montrer patte blanche, il y a quelques années. On ne s’en voulait pas, l’un et l’autre pragmatique, comme il sied à ceux qui ont vu les os dénudés de la vie, disait William Burroughs, lui dans sa dérive de braqueur malchanceux, voire maladroit, quinze ans de taule pour pas bézef, moi dans les spirales infinies de la came et de ses conséquences. On nous avait présenté, chez Rivages, l’idée étant de me remettre dans le droit chemin politcorrect par l’entremise d’un braqueur rebeu, dont le statut victimaire permettait à la vermine post-gauchiste de se mirer dans sa bonne conscience de larve, et de me soumettre à ses oukazes de planquée à la générosité factice. Et, surprise, surprise, on s’aimait bien, Hafed et moi. Je comprenais qu’il rafle les prébendes des bourgeois post-gauchistes, après tout, quelle autre sortie de galère pour lui ?… Il percutait que j’ai une autre représentation du racket gauchiste sur le polar — la révolte, il connaissait. Tout ça sans en parler, en fait, on traînait ensemble en rigolant de nos différences. Le souvenir de Paris aux époques que nous avions connu l’un et l’autre nous rapprochait en dépit de tout. C’était instinctif et aucune vermine gauchiste St-Germain n’aurait pu comprendre ça. Du spontané, et du non-hiérarchique comme seuls ceux qui ont vécu dans la rue à une époque précise peuvent éprouver.
         Hafed me fut particulièrement reconnaissant d’avoir discerné comme un bijou de son style d’auteur, car c’était ce qui lui importait vraiment, les accélérations psychotiques de sa violence de réprouvé, signe selon moi d’un véritable talent d’auteur, inédit partout ailleurs, signe d’un don unique de romancier. La vermine gauchiste, petits fours et prix de Flore, dans sa compassion à prix fixe, n’avait pas remarqué ce qui comptait pour lui plus que tout, sa place de romancier sans pareil.

         Lorsqu’il s’égara à braquer des Caisses d’Épargne à visage découvert, en 2004, je crois, et repartit au trou parce qu’il ne s’adaptait pas à la vie civile et qu’on l’avait reconnu sur les vidéos, les pleureuses de Rivages crièrent tout d’abord au fascisme, avant d’admettre l’évidence —Hafed déconnait sérieux, lui qui donnait des cours de réinsertion. Il devait du pognon à la vermine gauchiste, et n’avait pas trouvé d’autre moyen de leur rembourser. Quand je me moquai de lui — déjà en prison — à ce sujet (On emprunte du blé à ceux qu’on peut faire attendre, eh, bamé !…) dans les quelques lettres que je lui adressai, il admit en riant que c’était pas faux. Avant de me dire — car c’était un grand vivant — que de sa geôle, il préférait écrire aux mousmées folles de son corps, pour des raisons qui se passent d’explications encyclopédiques. Fin de notre correspondance. J’étais en Amérique et ne revis pas Hafed pendant longtemps, ignorant de son sort. Du reste, c’est cette vieille biscotte de Guérif, froussard comme pas deux, qui m’avait appris qu’Hafed était en taule. Légaliste, comme seul un socialo de contrebande peut l’être, il m’avait raconté les errements d’Hafed, dans la bagnole qui nous menait dans sa maison de campagne normande. J’avais rigolé, un truand rebeu suit sa voie, si convivial et Génération Mitterrand qu’il lui soit utile à tel ou tel moment d’apparaître. Mais Guérif était cave comme c’est pas permis, et il avalait tout, hook, line and sinker, comme on dit Outre-Atlantique. Guérif s’étonna, Battesti et Pagan avaient eu la même réaction que moi. Le terroriste anarcho, le flic, et l’aventurier pensaient pareil : le truand rebeu était plus complexe qu’il ne semblait au premier abord, si gentil soit-il. Hafed, si naze me semblait-il alors — vraiment il aurait pu se retenir, ces braquages n’avaient rien d’indispensables, et l’avaient encore expédié en taule —  ne m’en était, paradoxalement, que plus sympathique.
         Je ne revis Hafed qu’en juin 2014, à Polar sur la Plage, au Havre. Il avait sévèrement vieilli, lui, monument de beauté et d’orgueil quand je l’avais connu, ce que j’attribuais à son dernier séjour derrière les barreaux. Puis on me glissa qu’il avait subi une crise cardiaque. Le cœur, oui, le cœur, c’était son point faible, il en avait trop pour la vie de chien qui lui était tombée dessus. Nous nous sommes tombés dans les bras, en se revoyant, au Havre. Lui le truand rebeu, et moi l’anar de droite. On se respectait. On s’aimait bien, citoyens d'autrefois d’un Paris qui a disparu corps et bien.
Et j’en suis fier, à l’heure des larmes, à l’heure où on ne le verra plus jamais, ce romancier d’élite, ce truand malchanceux. Ce mec-là avait quelque chose de rare, une note qui n’appartenait qu’à lui.
TM, février 2014