28.7.14

L'art du roman, si décrié, par le maître lui-même…

La vie d'un romancier s'accorde mal au rythme des jours enfuis. Elle se confond plutôt avec la ronde fantasque, brillante, capricieuse, et sans cesse en éveil de l'imagination. Demandez à qui tire de lui-même ces personnages qui s'agitent dans les livres et il vous avouera, s'il est sincère, que le monde, qui lui doit, un moment, d'exister, devient le sien. Fasciné par ses créations, un auteur arrive forcément, tôt ou tard, à ne plus vivre qu'à travers elles, et son existence véritable lui apparaît parfois comme celle d'un homme tout différent de l'homme qu'il est ou qu'il a même été. Nul n'y peut rien. C'est d'une autre, d'une première vie qu'il s'agit et cependant, à bien peser les choses, cette autre vie mérite qu'on y revienne, ne serait-ce qu'afin de justifier la seconde, à moins qu'on ne se risque à les prendre toutes les deux, dans leur courte durée, pour des songes dont on ignore lequel exerce le plus d'action, de force, d'envoûtement. (…)

Francis Carco, MÉMOIRES D'UNE AUTRE VIE, Albin Michel, 1934.

27.7.14

À contre-saison (fermeture pour congés éternels).



 ПЕР–ЛАШЕЗ
Мы, свой предчувствуя конец,
Его торопим исступленно –
Невмочь, когда редеют клены
В разъединении сердец,
Невмочь, когда осенний луг
Уже не зелен, но не черен
И не хватает свежих зерен
Сырой земли у этих двух,
Стоящих рядом (и вдали!).
Мои предсмертные печали
Уносят в небо журавли
(над деревами прокричали).
Склонившись матушки-земли
Мы лиц своих не различали.
Невмочь когда земля бела
Пускай она умрет зеленой.
Но от ствола и до ствола
Ветвей сомкнут не в силах клены.
Везде мерещится зола
И сор, но жар слезы соленой
Нам возвращает небеса
Мы ощупываем слепо.
Смерть опускает паруса,
Но тень хоронится у склепа.

На старых гробовых камнях
Горюет ангелок :
–не плачь, я к вам приду на днях,
и вот тебе залог:
кленовый лист в твоей руке
и эти строки на песке.

Я на кладбище пер-лашез
Вдвоем (до дна одна),
Душа немотствует, чудес
Не просит. Отдана
И взята. И забыта здесь
Сред гробовых камней,
Но знаемая благая весть
Что я приду за ней.
И у меня так мало дней
      чем ближе, тем страшней…
ЛЮБОВ МОЛОДЕНКОВА, в сборнике Волная Воля, стихи осени 1981.


PÈRE-LACHAISE
(Traduit par TM)
Pressentant notre fin, nous
La pressons, avec frénésie,
Intolérable, quand s’effeuillent les platanes roux
Dans un cœur désuni,
Intenable, lorsque la flaque d’automne,
N’est déjà plus verte, mais pas encore noire, atone
Que manque le grain nouveau de l’été,
La terre humide entre ces deux moitiés,
Dressées côte-à-côte (et pourtant si lointaines !).
Avant-goût de la mort, cette mélancolie, ma peine,
Emportent les cigognes dans les cieux
(Les arbres survolés, dans des cris impérieux).
Des terres nourricières nous voûtant, la gravité
Nos visages sont restés indifférenciés.
Intolérable, la terre quand elle est blanche
Qu’elle meure quand elle est verte et mûre.
Mais d’un tronc à l’autre des platanes les branches
De se mêler, ne sont plus en mesure.
Partout, la cendre on hallucine,
Et les sanies litière, mais la chaleur des larmes salines
Les cieux rejettent sur nos têtes,
Nous tâtonnons à l’aveuglette.
La mort enfonce le bateau,
Mais on enterre l’ombre au fond du caveau.

Sur les pierres tombales anciennes,
Se lamente l’ange dans son antienne :
—Cesse de pleurer, je viens vous voir dans quelques jours,
Et voici pour toi un gage insolvable :
Une feuille de platane dans ta main sans atours,
Ces quelques strophes sur le sable.

Je suis au cimetière Père-Lachaise,
Dédoublée (jusqu’au fond solitaire sans oracle),
L’âme frappée de mutisme, foin des miracles,
Elle ne les mendie pas. Abandonnée, malaise,
Et prise. Oubliée ici-bas,
Parmi les pierres tombales,
Mais la bonne nouvelle, la voilà,
Je la suis de près, abyssale,
Il me reste si peu de jours pourtant
—Plus j’approche, et plus c’est effrayant…
Lioubov Molodenkova, extrait de : Volnaïa Volia, automne 1981.



26.7.14

J'ai même croisé des Suédois intelligents





"Le point de départ de l'écrivain doit être celui du tenancier de bar : ne pas chercher à améliorer le genre humain."
(Horace Engdahl, La Cigarette et le néant)

21.7.14

Un ciel grand comme l'Oural


Après un intermède rageur, pour remettre certaines choses à leur place, retournons à la beauté, notre souci principal et incorruptible. Kira Sapguir nous a recommandé ce nouveau venu dans nos murs virtuels : Boris Ryjii, poète de l'Oural mort à 27 ans, suicide par pendaison à Ekaterinenbourg, d'une inspiration lermontovienne, connu aux Pays-Bas où on lui a consacré un documentaire télévisé, et traduit dans plusieurs langues européennes.
Родная, мы будем жить здесь, где нет прохожих,
где лишь созвездья. И пить сплошные сухие вина.
Здесь реки сбросят сухие русла, как змеи — кожу,
за даль метнувшись. И будет пахнуть сырой овчиной.
Закат, что в небо вкровавлен Богом, безумной розой
завянет. Ветры утихнут. Слезы пойдут на убыль.
Мы будем жить здесь. Мы будем вместе смотреть…
А звезды
здесь разноцветны, как в фотоснимке зрачки салюта.
По сути дела не будет лета, зимы и прочих.
Не будет милых моих. Любимых моих. Хороших.
Туман укроет нас белоснежной своей рогожей,
и будут ночи. Сплошные ночи. Сплошные ночи.
Но все проходит. И мы с тобою пройдем задаром.
И будет небо. Сплошное небо, как черный зонт… А
мы будем в ночи, как в отложении — два омара.
…И безресничный прищур безглазого горизонта.
Борис Рыжии (1974-2001)
(Traduit par TM)
Très chère, ici nous vivrons où personne ne passe.
Seule, la constellation. Des vins secs sans autre saveur nous boirons.
Comme les serpents jettent leur peau, ici les rivières de leurs lits desséchés se débarrassent,
Pour s’élancer au loin. Ici règne l’odeur crue de la peau de mouton.
Le couchant, aux cieux ensanglantés par Dieu, se flétrira en rose folle.
Les vents s’apaiseront. Les larmes se tariront.
Ici nous vivrons. Ensemble nous contemplerons…


Mais les étoiles en corolles
Ici sont bariolées comme sur une photo, les prunelles d’un feu d’artifice.
Au fond, il n’y aura plus d’été, plus d’hiver, plus de saisons.
Plus d’êtres chers. Plus les miens. Si bons.
D’une blancheur de neige la brume nous tapisse,
Et les nuits s’appesantiront. Des nuits noires sans la moindre clarté. Des nuits noires où rien ne luit.
Mais tout passe. Et tous deux nous traverserons tout ça sans dommage.
Et le ciel sur nos têtes. Un ciel sans faille, comme un noir parapluie…
Nous serons dans ces nuits comme deux homards fossilisés sans âge.
Sans paupières et sans yeux, l’horizon froncera le sourcil.
Boris Ryjii (1974-2001)

20.7.14

Houleuse traversée des apparences spectaculaires-marchandes



LES CONTRE-VÉRITÉS
Parmi les contre-vérités les plus comiques entendues ces dernières années, répétées comme des ritournelles par de très sérieux étourneaux, ma préférée reste la prétention à : prendre le risque de l’engagement.
Quand on choisit une chapelle, on risque en effet d’être pris à partie par ceux d’en face, qu’il s’agisse de goûts alimentaires, de politique, de religion, de minorités sexuelles ou ethniques — selon les sectes qui se multiplient tous les jours au gré d’une époque exigeant qu’on prenne parti publiquement sur tout et le contraire. Il ne s’agirait pas d’avouer son ignorance, ou d’être indifférent : celui qui ne sait pas est suspect — quoi ? C’est louche ! Au XXIème siècle, tout le monde sait tout sur tout !  — celui qui s’en fout est un salaud à déporter là où on lui apprendra l’urgence d’être concerné. Non, il faut avoir le courage de cracher une propagande contre une autre dans les interminables débats qu’Internet a rendu quotidiens.
L’art pour l’art, comme une vision, comme une rêverie, — vers que j’emprunte si souvent à Evgueni Kropivnitski qui les écrivit sous Staline — est passé de mode. On m’a assez répété, fait comprendre ou fait sentir, qu’il était temps de rejoindre la gauche libertaire, les négationnistes, l’intégrisme zoroastrien, les végétariens féministes, le sionisme ultra, et j’en passe, ça dépend des saisons. Mais je flânais, je musardais, au gré de points de vue que, tout en étant capable de les exprimer avec véhémence, je n’organisais pas en un système cohérent qui aurait permis de m’intégrer ici ou là, et d’enfin m’étiqueter comme il convient. Ces temps ont horreur de l’indéfini, la plus grave menace qui puisse poindre à l’horizon de la divulgation — formule que j’emprunte à Bruce Benderson dans Sexe et solitude, écrit à l’époque du scandale Clinton-Lewinski. C’est une forme moderne de la police de la pensée : tout dire et en permanence, s’afficher du matin au soir, détruire la moindre possibilité de vie individuelle, celle qui ne s’épanouit que dans la clandestinité de l’intime, sur laquelle on n’a jamais que des informations dérisoires, disait Debord dans je ne sais plus lequel de ses films. Et l’art devait être subordonné à cet utilitarisme de servir une cause, d’afficher — on y revient — la couleur. Plus grave encore, romancier et traducteur, je disposais d’un —modeste — haut-parleur, que je ne mettais qu’au seul service de ma lubie démodée : aux meilleurs moments, créer de la beauté. Que d’ennuis aurais-je évité, de calomnies, de rancunes tenaces, et de congés abrupts dans quelques maisons d’édition où j’émargeais, si j’avais eu le bon goût de montrer patte blanche à telle ou telle coterie — au prix modique de quelques échanges d’arguments stéréotypés avec la coterie adverse.

Le milieu polar, devenu chapelle gauchiste, m’accusa en coulisse d’être dedroite, anathème définitif dans l’ambiance de sacristie régnant au sein de sa micro-bureaucratie. Un incident au Salon du Livre de Paris avec un gros lard célèbre — se représenter trois sacs à patates posés l'un sur l'autre — du Landernau: il racontait partout que j'étais mauvais traducteur parce que je ne faisais pas partie de leur paroisse. Les quelques insultes que j'adressais à cet ancien combattant de la guerre qui n'a pas eu lieu me valurent une réputation de violence encore valide aujourd'hui et dans des bleds où je n'ai jamais mis les pieds, alors qu'il s'est déroulé il y a plus de vingt ans. Je me foutais bien de leurs refrains héroïco-tralala de planqués pleins de soupe, mais j'ai horreur qu'on s'en prenne à mon gagne-pain. Certains émigrés russes néo-conservateurs féroces, après m’avoir accueilli comme enfin un Français non-communiste, me prêtèrent des mœurs plus ou moins catholiques — plutôt plus que moins, du reste, à en croire l’actualité pédophile de la Sainte Église. Mon amitié de toujours avec Édouard Limonov, aujourd'hui leader nationaliste, qui avait évoqué ses frasques dans le New York des années 1970 (Le Poète russe préfère les grands nègres), jouait un rôle dans cette insinuation. Mon refus d’expliquer ma vie privée façon fessebouc, engendrait d’autre part les soupçons chez des Russes formatés KGB (surveillance, amalgame, calomnie, provocation) et transfuges passés à l’ennemi — à l’heure ou l’autofriction règne sans partage. Un éditeur de polar de premier plan, avec qui j’avais collaboré pendant une quinzaine d’années, m’invita un soir à dîner chez lui afin de savoir pour qui j’allais voter à l’élection suivante, en 2007. Ses appuis médiatiques, à Télérama et Libération, ainsi qu’une paire d’auteurs jaloux l’envoyaient en reconnaissance. Devant ma stupéfaction,  ce bon éditeur, qui était également un personnage à la lâcheté proverbiale — Chaque fois qu’on lui déplace ses pantoufles, il appelle police-secours, avais-je résumé un jour, phrase devenue légendaire dans sa propre maison d’édition — avait passé en revue tous les thèmes de la gauche bien-pensante, réclamant mon approbation. Naïf, j’avais mis un temps fou à comprendre : où est-ce qu’il veut en venir ?… J’aimais l’entendre parler de cinéma, dont il était spécialiste, de ses interviews de Russ Meyer ou de Clint Eastwood, et de quelques légendes du polar américain qu’il publiait. Mes opinions à la de Roux, mâtinées d’Alexander Trocchi (Le livre de Caïn, bible droguée) ne le regardaient pas plus que le reste du monde — c’est personnel, ces trucs-là, ça ne concerne que ses amis et sa chère et tendre. La soirée s’était assez mal terminée lorsque, percutant finalement qu’il me sondait pour le compte des autres, je lui avais fait comprendre qu’il n’était pas mon confesseur. Quelque temps plus tard, sa maison d’édition me fit savoir qu’elle se passerait de mes services. Que n’avais-je fait l’éloge de Ségolène !… Sombré dans la repentance Seconde Guerre Mondiale Phrance collabo !… Fallait-il que je sois inconscient !…
De même, mes camarades d’autrefois, romanciers — non, je ne citerai personne — partageaient la conscience qu’il fallait un réseau de soutien et firent de leur mieux pour s’agréger à celui-ci ou celui-là, de l’Humanité au Figaro, en passant par la gauche new-yorkaise, et les Russes-Américains néo-cons, une idée qui ne m’était jamais venue à l’esprit. Cave, pigeon, fleur de nave, je mérite toutes ces épithètes. Je croyais mordicus que je me distinguerais par la valeur de mon travail. La précision de mes romans, la diversité de mes goûts en tant que traducteur. Mes camarades riaient sous cape, quelle truffe !… Il faut s’inféoder !…Il y a quelque temps, une maison d'édition de la néo extrême-droite proche d'une petite vedette populiste à la mode, me proposa de rééditer mon premier roman. Ma réponse négative les surprit : ils m'offraient de l'argent.
Il est décidément bien difficile de se faire comprendre à contre-courant, je n'écris pas pour ouvrir un fonds de commerce idéologique. Mais… Pour la beauté et uniquement… poursuivait Kropivnitski.
Et puis, finalement, à ce stade tardif, je ne regrette rien. Il allait de soi que la passion de l’indépendance allait me coûter cher — même si je ne m’en rendais pas compte.  Sans elle, toutefois, sans mes coups de projos paradoxes sur un monde incertain, jamais je n’aurais suscité chez certains lecteurs le respect qu’on accorde à celui qui ne s’est pas vendu, et dont j’ai eu récemment quelques témoignages.

Thierry Marignac, Juillet 2014.