3.3.14

Roman noir de l'Ukraine III, prolégomènes de la Guerre de Crimée

         De plus en plus souvent, l’actualité pourrait servir de définition à ce qu’André Breton appelait : l’humour objectif. La levée de boucliers horrifiée des Occidentaux devant l’intervention en Crimée, par exemple. Comme s’ils se gênaient pour envahir et dévaster la Terre en vue de la transformer en un gigantesque centre commercial empli d’une toujours plus désolante pacotille, promettant au bon peuple les lendemains radieux de la marchandise…
         En ce sens, la figure fétiche du président russe que les médias de l’Ouest vertueux accablent de leurs malédictions et lardent d’aiguilles finirait presque par devenir sympathique… Comme les gangsters de films noirs… Le Petit César !…
 Selon CNN (info non confirmée), il aurait menacé le président déchu Yanoukovitch de « lui briser tous les os du corps » s’il se rapprochait de l’Europe !… D’enfer !… Où tu vas chercher ça, Vladimir !… Un vanne qu’on n’avait plus entendu depuis que Sam Giancana — employé puis successeur d’Al Capone à Chicago, protecteur de Sinatra et mouillé paraît-il dans l’affaire Kennedy  — s’est fait descendre en 1975 !…
On cherche frénétiquement l’Al Pacino blond, le Edward. J. Robinson avec assez de ceinture pour l’interpréter dans « Scarface au Kremlin » !…
En coulisses, et pour continuer dans l’humour macabre, le fameux « Grand Jeu »  (lutte planétaire des empires pour le contrôle des ressources) se poursuit. C’était déjà le cas au XIXe siècle et ça avait donné lieu à la Guerre de Crimée…
Notre ami Mark Ames, peu suspect de sympathie pour l’administration russe qui l’a foutu dehors en 2008 (sous la forme de fonctionnaires réclamant des dizaines de milliers de dollars d’amendes pour pornographie et usage de langage obscène dans les colonnes de son magazine eXile), en fournit de nouvelles preuves ci-dessous. L’ange occidental, héros de la démocratie, a une face cachée moins présentable. Les lecteurs anglophones peuvent trouver la version originale au lien: http://pando.com/2014/02/28/pierre-omidyar-co-funded-ukraine-revolution-groups-with-us-government-documents-show/
Alors évidemment, le capo di tutti capi a donné des instructions aux soldats.
 Il a horreur qu’on cherche à le doubler…


PIERRE OMIDYAR A ÉTÉ LE CO-FONDATEUR DE GROUPES RÉVOLUTIONNAIRES UKRAINIENS, EN ASSOCIATION AVEC LE GOUVERNEMENT AMÉRICAIN, PROUVENT CERTAINS DOCUMENTS.
Par Mark Ames
(traduit de l’anglais par TM)
Quelques heures après l’effondrement de la présidence Viktor Yanoukovitch, le week-end dernier, l’une des dernières recrues de Pierre Omidyar sur le blog consacré à la sûreté nationale « The Intercept » était d’ores et déjà en train de chercher la vérité.
Marcy Wheeler, nouvelle « analyste politique » du site, avançait l’hypothèse que la Révolution ukrainienne sentait le coup d’état mis en œuvre par des forces souterraines pour le compte de « Pax Americana » :
« Il y a un certains nombre de signes qui indiquent un coup préparé d’avance. La question est de déterminer quels sont les niveaux d’interférence souterraine dans les deux camps respectifs ».
Ce sont des affirmations graves. Si graves que j’ai décidé de creuser cette affaire. Et ce que j’ai trouvé était choquant.
Wheeler a raison en partie. Pando a confirmé que l’état américain — sous la forme de la US Agency for International Development (USAID), a joué un rôle majeur dans le financement des groupes de l’opposition avant le soulèvement. De plus, un pourcentage important du reste des fonds destinés à ces groupes, venait d’un milliardaire américain qui avait travaillé en étroite collaboration avec des agences étatiques américaines pour en faire bénéficier ses affaires. En aucun cas, il ne s’agit là purement d’un « coup » à l’américaine, mais toutes les preuves indiquent que l‘investissement US a multiplié la puissance des groupes qui ont pris part au renversement de Yanoukovitch.
Mais, dans cette histoire, ce qu’il y a de choquant n’est pas là.
Ce qu’il y a de choquant c’est le nom du milliardaire qui a investi en association avec le gouvernement américain (ou, selon les mots de Wheeler : la « force souterraine » agissant pour le compte de « Pax Americana ».
Et qui sort de l’ombre… Le propre patron de Wheeler, Pierre Omidyar.
Oui, dans les annales des médias indépendants, ce serait peut-être le coup de théâtre le plus étrange : selon les révélations financières de Pando et ses rapports, l’éditeur et fondateur du blog antigouvernemental de Glenn Greenwald The Intercept, s’est associé à l’état américain pour investir dans un changement de régime en Ukraine.
(…)
Lorsque la révolution a commencé en Ukraine, les néo-fascistes ont joué un rôle central dans le renversement du président. Mais le véritable pouvoir politique appartient au néo-libéraux pro-occidentaux. Des personnages tels que Oleg Rybatchiouk, depuis longtemps chouchou du Département d’État, des néo-cons de Washington, de l’UE et de l’OTAN — et bras droit du chef de la Révolution Orange Viktor Youschenko.


En décembre dernier le Financial Times écrivait que la campagne de l’ONG « New Citizen » de Rybatchiouk avait joué un grand rôle dans la vague de protestation.
New Citizen, en collaboration avec le réseau d’ONG soutenues par l’Occident : « Centre UA », « Chesno » et « Stop Censorship » pour en nommer quelques-unes prirent de la puissance en ciblant des politiciens pro Yanoukovitch dans une campagne anti corruption bien coordonnée qui s’est musclée dans les régions d’Ukraine avant de se masser à Kiev à l’automne dernier.
Les efforts de ces ONG furent tellement couronnés de succès qu’on a accusé le gouvernement d’Ukraine d’employer  des coups bas pour leur faire fermer boutique. Au début février, ces groupes étaient l’objet d’une enquête de grande envergure sur des soupçons de blanchiment d’argent par la brigade financière du ministère de l’Intérieur, ce qui était dénoncé par beaucoup comme une manœuvre politique.
Heureusement, ces groupes avaient assez de force — c’est à dire assez d’argent — pour survivre à ces assauts et ont continué à agir pour un changement de régime. La source de cet argent ?
D’après le Kiyv Post, Omidiyar Network (une branche du groupe Omidyar qui possède First Look Media et The Intercept) a fourni 36% des 500 000$ représentant le budget de Center UA en 2012, presque 200 000$. USAID a fourni 54% de ce budget. Parmi les autres financiers de l’ONG, on trouve National Endowment for Democracy, organe de l’État américain.
En 2011, Omidyar Network a donné 335 000 $ à New Citizen, l’un des projets anti-Yanoukovitch gérés par Rybatchiouk à travers l’ONG dont il est président Center UA. À l’époque, Omidyar Network proclamait que son investissement dans New Citizen aiderait à « conformer et élaborer la politique citoyenne en Ukraine » :
« Se servant de la technologie et des médias, New Citizen coordonne les efforts des membres de la société concernés, renforçant leur capacité à élaborer et conformer la politique du pays.
…Grâce au soutien de Omidyar Network, New Citizen redoublera ses efforts pour plaider en faveur d’une plus grande transparence et impliquer les citoyens sur les questions qui leur importent. »
En mars 2012, Rybatchiouk, l’Anatoly Chubais de l’Ukraine — se vantait de préparer une nouvelle Révolution Orange :
Les gens n’ont pas peur. Nous avons désormais 150 ONG dans toutes les grandes villes du pays actives dans la campagne « Pour un parlement plus propre » afin de trouver et d’élire de meilleurs parlementaires… La Révolution Orange était miraculeuse, une protestation pacifique massive qui a atteint ses objectifs. Nous voulons refaire la même chose, et nous pensons y parvenir.
Les relevés de compte examinés par Pando montrent aussi que Omidyar Network a payé les coûts de l’expansion de campagne anti-Yanoukovicth de Rybatchiouk « Chesno » (« Honnêtement ») dans des villes d’importance régionale telles que Poltava, Vinnitsia, Jitomir, Ternopil, Sumy et d’autres, pour la plupart en Ukraine du centre et de l’Ouest.


Pour bien comprendre ce que signifie le financement d’Oleg Rybatchiouk pour Omidyar un peu d’histoire s’impose. La biographie de Rybatchiouk suit un modèle bien connu d’opportunisme post-soviet : depuis des relations bien placées dans le renseignement au KGB, jusqu’au réseau néo-libéral post-soviet.
À l’époque soviétique, Rybatchiouk a fait ses études dans un programme militaire d’apprentissage des langues, dont la moitié des diplômés partaient travailler pour le KGB. Le mystérieux poste qu’il occupa en Inde à la fin de l’URSS renforcent les soupçons sur ses liens avec le monde du renseignement ; quoi qu’il en soit, de son propre aveu, ses liens étroits avec le SBU ukrainien lui ont bien servi pendant la Révolution Orange en 2004, lorsque le SBU lui a communiqué des informations confidentielles sur la fraude électorale et les assassinats prémédités.
En 1992, après l’effondrement de l’URSS, Rybatchiouk a pris place à la banque centrale d’Ukraine nouvellement formée, patronnée par Viktor Youschenko, le futur leader de la Révolution Orange. De ce poste-clé à la banque Rybatchiouk a pu établir des liens étroits avec des institutions financières et des états occidentaux, de même qu’avec des figures semblables à Omidyar comme George Soros qui finançait un certain nombre d’ONG impliquées dans les « Révolutions Colorées » des pays de l’ex-empire, y compris de petites donations à des ONG ukrainiennes que Omidyar soutenait également. (Comme le fait aujourd’hui Omidyar Network, les organisations de bienfaisance de Soros — Open Society et Renaissance Foundation — prêchaient la transparence et un gouvernement correct dans des lieux comme la Russie sous Eltsine, tandis que les organismes financiers de Soros spéculaient sur la dette russe et participaient à la mise aux enchère entachée de multiples scandales des propriétés de l’état).
Au début 2005, Youschenko, leader de la Révolution Orange accéda à la présidence et nomma Rybatchiouk vice-Premier Ministre chargé de l’intégration de l’Ukraine dans l’UE , l’OTAN, et d’autres institutions occidentales. Rybatchiouk poussait à la privatisation des entreprises et actifs ukrainiens encore propriétés de l’état.
Pendant les quelques années qui suivirent, Rybatchiouk occuppa diverses fonctions dans l’administration en difficulté de Youschenko, déchirée par des divisions internes. En 2010, Youshenko perdit l’élection contre Yanoukovitch, et un an plus tard Rybatchiouk était payé par Omidyar et l’USAID pour préparer la prochaine Révolution Orange.
Certains des fonds de Omidyar étaient spécifiquement destinés à couvrir les coûts de l’opération « Pour un parlement propre » et les ONG qui la menaient dans les centres régionaux d’Ukraine. Peu après le début des manifestations Euromaîdan en novembre dernier, le ministre de l’intérieur fit ouvrir une enquête pour blanchiment et c’est ainsi que le nom d’Omidyar se retrouva mêlé à cette lutte politique aux enjeux cruciaux.

D’après un article du Kiyv Post du 10 février intitulé : «  Rybatchiouk : une ONG qui promeut la démocratie est victime d’une enquête ridicule » :
La police enquête sur Center UA, un organisme de surveillance du secteur public, le soupçonnant de blanchir de l’argent, déclare le groupe. Son dirigeant Oleg Rybatchiouk dit que le pouvoir cherche à donner un avertissement aux autres ONG cherchant à promouvoir la démocratie, la transparence, la liberté de parole et les droits de l’homme en Ukraine.
D’après Center UA, la brigade financière du ministère de l’Intérieur a démarré son enquête le11 décembre. Il semble que récemment les enquêteurs aient toutefois redoublé d’efforts, questionnant environ 200 témoins.
Tout ça se résume au final à un conflit d’intérêt de la pire sorte qui soit : Omidyar travaille main dans la main avec les organes de la politique étrangère des Etats-Unis pour s’immiscer dans les affaires de gouvernements étrangers, co-finançant des changements de régime grâce aux armes bien connues de l’empire américain — tandis qu’au même moment il embauche une équipe de plus en plus importante de soi-disant « journalistes indépendants » qui se jure d’enquêter sur les agissements de l’état américain sur son propre sol et au-delà des frontières, et se vante de son hostilité à l’égard de ces institutions étatiques.
Jeremy Scahill, membre du personnel de First Look Media a confié au Dayly Beast :
Nous en avons longuement parlé en interne ; quelle serait notre position si la Maison Blanche nous demandait de ne pas publier quelque chose… Chez nous, puisque nous sommes à couteaux tiré avec euxs, ils ne sauront pas qui appeler. Ils savent qui appeler au Times, au Post. Chez nous, qui appelleront-ils ? Pierre ? Glenn ?
Parmi les nombreux problèmes qui se posent dans cette affaire, le plus sérieux c’est que Omidyar dispose dans son personnel des deux personnes jouissant d’un accès exclusif à la totalité des informations cachées par Snowden, Glenn Greenwald et Laura Poitras.
Par conséquent, le même milliardaire qui a co-financé le « coup » ukrainien avec l’USAID a également un accès exclusif aux secrets de la NSA — et ils se trouve très peu de gens dans les médias indépendants pour oser exprimer le moindre scepticisme par rapport à une telle situation.
D’un point de vue plus vaste, il s’agit d’un problème de la vie américaine au XXIe siècle, de la vie à une époque dominée par les milliardaires. Un problème auquel nous avons tous affaire — Pando compte parmi ses 18 investisseurs une série de milliardaires de Silicon Valley tels que Marc Andreesen (qui fait partie du conseil d’administration de eBay, présidé par Pierre Omidyar) et Peter Thiel (j’ai enquêté sur ses positions politiques et les ai décrites comme répugnantes).
Mais ce qu’il y a de plus inquiétant encore dans l’immédiat, c’est ce qui fait la différence chez Omidyar. Contrairement aux autres milliardaires, Omidyar n’a suscité que des éloges de la presse, en particulier chez ceux qu’il a embauché. En acquérant le « dream team » des vestiges des médias indépendants — Greenwald, Jeremy Scahill, Wheeler, mon ex-associé Matt Taibbi — sans parler des « critiques » de la presse tels que Jay Rosen, il achète et le silence et les louanges.
Les deux sont très utiles : le silence, un manque de curiosité journalistique pour les activités d’Omidyar ici et outre-mer, a été acheté pour le prix que lui a coûté son équipe de vedettes du journalisme indépendant. Le bonus supplémentaire c’est que ce même investissement achète le silence d’un nombre toujours croissant de journalistes indépendants sous-payés espérant atterrir chez lui un de ces jours, et les observatoires des médias en mal de financement qui survivent grâce aux dons de Omidyar Network.
Et il achète aussi les risibles lauriers tressés par des Scahill au Daily Beast qui proclame l’implication quotidienne de son patron dans la gestion de First Look Media.
Omidyar me paraît un type essentiellement politique, mais je crois que l’histoire de la NSA et des guerres qui s’ensuivent ont placé la politique à un lieu beaucoup plus central de son existence. Il ne fait pas ça comme un loisir. Pierre envoie plus de messages en interne que quiconque. Et il ne s’agit pas de micromanagement. Ce type a une véritable vision. Qui consiste à s’opposer à ce qu’il considère comme une invasion de la vie privée des Américains.
Wheeler a donc à présent la réponse à sa question — les groupes révolutionnaires d’Ukraine ont été en partie financés par l’Oncle Sam mais aussi par son patron. On peut supposer que cela mènera à des questions malaisées sur l’intranet de First Look Media.
Savoir si Wheeler, Scahill et leurs collègues seront disposés à partager leurs inquiétudes publiquement en dira long sur la fameuse « indépendance » de First Look Media par rapport aux autres affaires de Omidyar et ses associés en Ukraine : l’état américain.
Mark Ames, 28 février 2014.