1.3.14

Roman noir de l'Ukraine II

À peine avais-je, écœuré par la bêtise concentrée des médias de la Phrance éternelle, donné mon point de vue de romancier, autrefois journaliste sur les évènements d'Ukraine, que mon vieux complice Mark Ames m'envoya son article, lisible pour les lecteurs anglophones, au lien suivant :
http://pando.com/2014/02/24/everything-you-know-about-ukraine-is-wrong/
Curieusement, son analyse de journaliste professionnel et connaisseur de la région, rejoignait mes intuitions rageuses. Mais devais-je m'en étonner ? Nous avions partagé des aventures et des paranos moscovites, nombre des chapitres de Vint, le roman noir des drogues en Ukraine, avaient été publiés sous forme de reportage en avant-première sur eXile, le magazine contre-culturel qu'il dirigeait autrefois à Moscou, et il en avait même rédigé la préface. Voici donc la vision d'un ami américain sur les troubles ukrainiens et la sarabande des hyènes:


Tout ce que vous croyez savoir sur l’Ukraine est faux,
par Mark Ames
(traduit de l’anglais par TM)
         Quoique plongé dans une enquête pour mon prochain article sur les Technopus de Silicon Valley, il m’est difficile de ne pas être distrait de ma tâche par les évènements d’Ukraine et de Russie.
         Je n’ai pas revécu dans cette partie du monde depuis que le Kremlin m’a foutu dehors de Moscou, je ne prétendrai donc pas en savoir autant que ceux qui sont sur place. Pourtant, l’avalanche d’ignorance auto-satisfaite qui se fait passer pour de l’analyse ou du commentaires au sujet des graves évènements en cours là-bas, m’a fait perdre la boule. Une ignorance vertueuse, une ignorance mortelle.
         L’ignorance vertueuse était autrefois le domaine exclusif des pontifieurs néos-cons, mais elle s’est propagée partout, et elle est endémique chez ceux qui se réclament de l’indépendance anti-consensuelle — ceux de mon bord, pour être précis, un bord de plus en plus merdique.
         Ici, aux Etats-Unis, presque tout le monde cherche à encadrer et réifier la dynamique ukrainienne, pour qu’elle colle à l’américano-centrisme. En tant que tels, les troubles ukrainiens comptent pour à peine plus qu’une guerre de propagande par procuration, où nos propres luttes politiques sont transposées dans les contextes ukrainiens et russes, déformant la réalité pour marquer des points dans nos propres démêlés domestiques. Il n’y a là rien de bien nouveau, bien sûr, mais il est néanmoins très perturbant de voir à quel point les « nouveaux médias » déforment la réalité en Ukraine aussi grossièrement que les néo-cons et les néo-libéraux déformaient et américanisaient les réalités politiques de l’Est, à l’époque où j’ai démarré mon journal moscovite : The eXile.
         Donc, je souhaitais commenter un certain nombre de représentations faussées sur l’Ukraine d’aujourd’hui :


1.Les opposants ne sont ni « de vertueux combattants de la liberté anti-Poutine », ni des « Nazis marionnettes des USA »
En fait, les gens qui protestent ou ceux qui les soutiennent, sont d’abord et avant tout dégoutés de la vie merdique qu’ils vivent dans un pays merdique qu’ils aimeraient améliorer — un pays où leur destin est contrôlé par une minuscule poignée d’oligarques et de seigneurs du Kremlin, ainsi que leurs hommes de paille politiciens. C’est d'abord et avant tout un désir de prendre leur vie en main qui les a poussé dans la rue. La colère contre le pouvoir du Kremlin en Ukraine n’est pas nécessairement anti-russe, quoique plus on aille à l’Ouest, plus il est question de nationalisme et plus on s’enfonce à l’Est — plus la politique est une réaction de frayeur vis-à-vis du nationalisme de l’Ukraine occidentale.
Pour quiconque a vécu quelque temps dans cette partie du monde, c’est une évidence. Je citerai l’excellent article publié par Jake Rudnitsky dans eXile, il y a presque dix ans, qui décrit  avec exactitude et l’odieuse figure politique qu’est Yanoukovitch, et le rôle joué par les Etats-Unis dans cette « révolution » et les aspirations de la plupart des Ukrainiens descendus dans la rue :
« Presque tous les oligarques ukrainiens sont originaires de l’Est du pays ou de Kiev et ils se son presquet tous rangés derrière Yanoukovitch, originaire de Donetsk. Il existe quelques exceptions à cette règle, notamment Petro Poroshenko, propriètaire d’usines de voitures et de confiserie. Celui-ci possède également une chaîne de télévision, Canal 5, qui s’est avéré un outil inestimable pour Youshenko dans sa course aux élections… Les programmes y consistent pour une grande part, dans des séquences d’actualité où l’on peut voir l’équipe de Yanoukovitch se ridiculiser. Ils repassent souvent un discours de Yanoukovitch où il agitait les main d’une certaine façons « paltsami », geste attribué traditionnellement à la pègre. Pourtant, les clans les plus importants et les plus puissants sont derrière Yanoukovitch, qui est leur homme.
Yanoukovitch est véritablement un personnage odieux. La plupart des Ukrainiens admettent que si un candidat plus « digeste » que lui avait eu accès aux mêmes ressources administratives, il l’aurait emporté haut la main. Mais Yanoukovitch a fait deux séjours en prison en Union Soviétique, il dépourvu du moindre charisme, manifestement un instrument de puissants intérêts russes et ukrainiens. D’autre part, Youschenko est considéré par la plupart des Ukrainiens de l’Ouest comme un croisement de Gandhi et du Christ, tandis que beaucoup de gens à l’Est craignent  qu’il ne réserve de mauvaises surprises à tous ceux qui parlent russe. Beaucoup d’électeurs de Yanoukovitch ont voté pour lui par crainte de Youschentko, pas parce qu’ils l’aiment particulièrement (sauf peut-être dans ses terres natales, Donetsk). »
En ce qui concerne le rôle des Etats-Unis dans la Révolution Orange, ce que Rudnitsky écrivait en 2004, s’applique aux Etats-Unis et à l’UE dans les évènements d’aujourd’hui :
« Les manifestations ont été vilipendées comme un coup d’état financé par les Américains, en particulier dans les médias russes. Et c’est loin d’être tout à fait faux : les Américains ont envoyé des Serbes et des Géorgiens, spécialisés dans les révolutions non-violentes entraîner les Ukrainiens pendant au moins une année. Un sondage — celui qui donnait le plus largement Youschenko comme favori — a été financé par les Etats-Unis. La fluidité et le professionnalisme des manifestations, de la disponibilité des blocs géants de polystyrène pour fixer les tentes jusqu’aux réseau de distribution de nourriture et de soins médicaux, tout est probablement un résultat d’une organisation américaine de la logistique. Il est certainement difficile d’imaginer que les Ukrainiens s’organisent spontanément de manière aussi efficace. Le thème orange et les drapeaux déjà prêts sentent le concept marketing américain.
« Mais les foules de Kiev, qui peuvent aller jusqu’au million les bons jours et se chiffrent toujours par centaines de milliers, sont descendus dans la rue mues par un sentiment d’injustice, et non pas parce qu’un fonctionnaire du Département d’État les a convoquées. Les meetings qui se déroulent quotidiennement dans les villes d’Ukraine (et dans tous les villages d’Ukraine de l’Ouest) ne sont pas le résultat de la propagande américaine. Mais plutôt l’éveil démocratique d’un peuple piétiné, qui refuse de se faire baiser plus longtemps par des politiciens corrompus ».


2.Au sujet des néo-fascistes ukrainiens :
Leur existence ne fait aucun doute, il s’agit d’une puissante minorité dans la campagne anti-Yanoukovitch — je dirais que les néo-fascistes de Svoboda et de Pravy Sektor sont probablement l’avant-garde du mouvement, ceux qui ont poussé plus loin que tous les autres. Quiconque ignore le rôle des néo-fascistes (ou ultra-nationalistes, comme vous voulez) est un menteur ou un ignare, tout comme quiconque prétend que Yanoukovitch n’obéissait qu’à Poutine, ne sait pas de quoi il parle. Le rôle central de Svoboda et des néo-fascistes dans ce soulèvement, contrairement à ce qui s’était produit lors de la Révolution Orange est, à mon sens, dû au fait que le visage souriant et respectable des politiciens néo-libéraux ne peut plus rallier le même soutien fanatique qu’il y a dix ans. Victor Youschenko lui-même, un des leaders de la Révolution Orange, s’écartant du néo-libéralisme pro-UE, a fini par réhabiliter le meurtrier de masse de l’Ukraine occidentale Stepan Bandera (dans les années 1940), sur lequel j’ai écrit dans The Nation.
Quel sera le rôle réservé aux néo-fascistes et aux descendants de Bandera dans le futur proche, c’est la grosse question. La part qu’ils ont eu à l’avant-garde des troubles effraie beaucoup de gens à l’Est et en Crimée, phénomène qui peut précipiter une partition violente du pays. D’un autre côté, le scénario de loin le plus probable est que les néo-fascistes et ultranationalistes de Svoboda seront absorbés par la coalition pro-occidentale, dont ils ne sont qu’une minorité. Le néolibéralisme est une auberge espagnole, toujours prête à accueillir ultranationalistes, démocrates, ou même le président déchu, Yanoukovitch.
Le pouvoir dont disposent les néo-fascistes est certes inquiétant, mais cela ne signifie pas que la propagande sur le péril fasciste ne soit pas largement de la foutaise. On n’en veut pour preuve que cet avertissement récemment publié par Ha’aretz, intitulé : Un rabbin ukrainien enjoint les Juifs à fuir Kiev.
« Craignant des violences à l’encontre des Juifs ukrainiens, la communauté juive demande à Israël de lui prêter main-forte pour assurer la sécurité de la communauté.
« Le rabbin Moshe Reuven Azman a appelé les Juifs de Kiev à quitter la ville et même le pays si possible, par peur des pogroms possibles dans le chaos présent, rapporte le quotidien Israelien Maariv, vendredi.
« J’ai conseillé à ma congrégation de quitter le centre-ville ou même le pays, a dit le rabbin Azman. Je ne veux pas tenter le Diable. Mais je reçois constamment des avertissements au sujet d’attaques possibles d’institutions juives.
Le retour de la liste de Schindler, pas vrai ?
Mais, plus tard dans la journée, Ha’aretz devait publier ce rectificatif, reconnaissant avoir été dupé par un instrument du Kremlin :
« Rectificatif (22 février, 16h 20) : Une version antérieure de cet information avait incorrectement dépeint le rabbin Azman comme le rabbin en chef de l’Ukraine. Azman est en réalité l’un des deux contestant l'autorité du rabbin en chef et comme la plupart des rabbins Chaddad, aligné sur les positions du Kremlin.
Notre propos est ici le suivant : les évènements d’Ukraine ne sont pas une bataille entre fascistes et anti-fascistes. Il y a des fascistes dans les deux camps.


3. Tout ce que vous croyez savoir sur l’Ukraine est faux.
Quiconque cherchera un camp à soutenir ou à qui s’opposer dans la dynamique politicienne en cours  en Ukraine sera déçu. Le néolibéral ultranationaliste d’aujourd’hui est peut-être l’allié du Kremlin de demain. Il suffit de se souvenir de la Révolution Orange. Jugez-en :
a)Une des leaders de la Révolution Orange, Ioulia Timoschenko, se retourna contre Youschenko et s’allia avec Yanoukovitch pour dépouiller Youschenko de ses pouvoirs présidentiels. Plus tard Timoschenko s’allia avec le Kremlin contre Youschenko. À présent, libérée de prison, elle est la dirigeante présumée des forces anti-Yanoukovitch.
b)L’autre leader de la Révolution Orange — le pro UE, anti-Kremlin Victor Youschenko — finit par s’allier avec le pro-Kremlin Yanoukovitch pour faire emprisonner Ioulia Timoschenko.
c)John McCain est la force agissante poussant à un changement de régime contre Yanoukovitch. Mais Davis Manafort, patron de la firme de lobbying dans la campagne électorale de McCain en 2008,a géré les campagnes électorales de Yanoukovitch et ses efforts de lobbying aux Etats-Unis.
d)Anthony Podesta, frère du conseiller du président Obama John Podesta, est également un lobbyiste de Yanoukovitch aux USA. John Podesta dirigeait l’équipe de transition d’Obama en 2008.


4. Yanoukovitch ne combattait pas le néo-libéralisme, la banque mondiale, ni l’oligarchie — pas plus qu’il n’était purement un instrument du Kremlin.
Il y a encore un autre bobard en circulation sous prétexte que la banque mondiale et le FMI cherchent à réformer — pour la énième fois — l’économie ukrainienne. Cela signifierait qu’il s’agit d’une lutte entre forces néo-libérales et leurs opposants. Ce n’est pas du tout le cas.
Yanoukovitch a collaboré avec le FMI avec enthousiasme et s’est engagé à accepter leurs exigences. Six mois après son élection, il faisait les gros titres : « Le FMI donne le feu vert à un prêt de 15 milliards de dollars à l’Ukraine ». L’AFP, pour sa part, titrait :
« Le président Victor Yanoukovitch a pour priorité de restaurer de bonnes relations avec le FMI ».
Plus tard, la même année, le Wall Street Journal faisait l’éloge des réformes néo-libérales de Yanoukovitch, les accueillant comme une « véritable transformation » et s’extasiait : "Yanoukovitch est sur le point de devenir le libéralisateur de pointe de l’Europe "
Seul problème, en novembre dernier, le Kremlin a offert à Yanoukovitch un marché qui lui a semblé plus profitable. Et il a parié sur le mauvais cheval.
Notre propos est le suivant : l’Ukraine n’est pas le Vénézuela. Il ne s’agit pas ici d’une lutte de classe ou d’une lutte politique comme au Vénézuela. Yanoukovitch représente une faction oligarchique. L’opposition, involontairement ou non, en représente, au final, une autre. Beaucoup de ces oligarques ont des liens d’affaires très proches avec la Russie, mais leurs avoirs et leurs comptes en banque — sans compter leurs manoirs — sont en Europe. Les uns comme les autres n’ont aucune objection à travailler avec les institutions néolibérales mondialisantes.
En Ukraine, ils n’existe pas de gauche populaire, bien que le problème le plus grave du pays soit l’inégalité et l’oligarchie. Les souvenirs laissés par l’Union Soviétique jouent un grand rôle dans la désaffection pour une gauche populaire, pour des raisons très compréhensibles.
Mais les Ukrainiens ont un sens du pouvoir du peuple rare dans notre monde, et qui trouve son origine dans les manifestations de masse des années 2000 et s’est poursuivi avec la Révolution Orange. Les masses comprennent leur pouvoir de renverser les mauvais gouvernements, mais elles n’ont pas élaboré une politique populaire susceptible de transformer la situation et redistribuer la richesse.
Alors, elles en sont réduites à prendre parti pour une faction oligarchique contre l’autre, formant de larges coalitions populaires qui peuvent être facilement absorbées par les minorités les plus organisées en leur sein — néo-libéraux, néo-fascistes, ou instruments du Kremlin — finissant toutes par produire la même vie merdique qui conduit à la prochaine révolution.

Mark Ames, 24 février 2014.