5.3.14

Philippe Turc : Tutoyer le ciel


Sur Antifixion, on n'aime pas l'art contemporain…on le déteste on le concasse on le conspue…et le matin ça fait du bien. Alors, quand on trouve des choses incompréhensibles, des photos ratées d'amateur, fossiles mal-foutus, illisibles pétroglyphes, on s'arrête et on regarde. 
L'artiste a surtout l'air d'être en vacances permanentes…
C'est un bon début, car le travail, n'est-ce-pas, il y a des gens pour ça. 
Et donc à lire ci-dessous le texte du trés urbain Michel Enrici, fin homme de lettres et fidèle passeur. A consulter d'autres oeuvres de l'artiste en suivant le lien (j'accélère un peu)
Et sinon ? Sinon quoi..? Ah oui, sinon, la femme ukrainienne...Elle est beaucoup plus exubérante, énergique et évidemment fatigante que la femme russe qui, grosso modo, a le genre poupée froide, fine symétrie et chinoise retenue...Et donc l'ukrainienne, ou bien avoir des nerfs d'aciers, ou mieux, pas de nerfs du tout.
Bon, place au rêve, au vrai, sans poils autour.
Vincent Deyveaux


"la raison du sommeil" par Michel Enrici

"la sieste", 2013

On a dit de l'atelier de Philippe Turc qu'il était un cabinet de curiosités, une immense caisse à jouer dans laquelle s'entremêlent ses propres productions et une cueillette d'objets qui n'appartient qu'à sa subjectivité. 
Ainsi cohabitent la maquette du Cuirassé Potemkine et le regard de Lauren Bacall, une armure médiévale et le bâton d'un marcheur, les papillons et les étoiles, le Kamasutra et le manuel du pèlerin. Mille et une connexions qui s'organisent comme des connivences entre les formes, les matériaux et les liens symboliques, expression d'une 
magie de l'instant qui sur la plage nous fait découvrir les restes des choses et des objets quand le lessivage cosmique transforme le fortuit en énigme et le rien en potentiel magique. Le ressac ne dépose ni dessin, ni sculpture, au plus des à-plats de matériaux dont le meilleur principe de résistance avant le néant est la capacité à flotter.
"le randonneur", 2013
La pièce centrale de l'accrochage "la Sieste", que l'oeil attrape au niveau du sol avant de monter les quelques marches qui séparent la Galerie Mayer de la rue, est de l'ordre de cet à-plat qui rassemble feuilles et fleurs, dans la position d'un homme -un sous-préfet aux champs?- profondément installé dans un repos sidéral, les mains repliées sous la tête, elle même couverte d'un chapeau et lui même, de fleurs.


détail
Le gisant est vivant, n'en doutons pas, mais au coeur d'un sommeil éperdu pratiqué en soi comme le but d'une existence. Tant de latence, d'immobilité pourtant ne font pas corps. Le vent, le tourbillon de l'eau, le geste artiste d'un balayeur divin, auraient pu produire cette forme dont la définition irait plus vers l'anamorphose que vers la représentation. L'ensemble des pièces ainsi est soutenu par la force de ce sommeil et intervient comme une cosmogonie issue de la puissance du rêve. Saturne et consorts, lévitent dans l'immatérialité de l'accrochage dont les murs eux aussi sont vidés de toute représentation, mais occupés par des oeuvres qui sont autant de projections, véritables morceaux de rêve et de désir dont la grande force est de participer au principe atonique du sommeil.
"Saturne", 2013
Et si la raison du sommeil n'engendrait pas les monstres comme l'a définitivement exprimé Goya? Et si cette exposition était une phrase consommant le titre des oeuvres? Si la sieste du randonneur, tout bivouac bu, faisait apparaître l'aimable 
proximité de la lune, de Jupiter et de Saturne, "la Meije" serait-elle plus proche de nous? La Sieste refusait toute matérialité sculpturale: sculpture, elle était composée comme un leurre pour faire croire à l'absence de la sculpture. La "Meije" est sans doute l'autre tentation de l'exposition. L'érection tente à nouveau l'artiste. Sommet et glacier sont évoqués dans l'esthétique d'une maquette vériste, d'un décor de film d'animation.
détail
Etrange érection de la sculpture quand dans sa présentation elle s'émancipe de la gravité survolant le socle improbable d'un nuage. Lévitation donc d'un paysage ourlé dans les trois couleurs de l'innocence, le blanc, le vert, le bleu, héroïque ascension du paysage même qui tient pourtant à séduire et manifester la moue de ses neiges: Embrassons donc le paysage. Nils Olgerson, Peter Pan, Gulliver et Philippe Turc sont dans le même bateau, celui de la poétique des rêves.
"Bivouac", 2011
Il s'agit pour eux de prolonger le miracle de la marche des enfants funambules, enfants des somnambules. Comment être mieux, plus sincèrement et plus adroitement artiste? 



3.3.14

Roman noir de l'Ukraine III, prolégomènes de la Guerre de Crimée

         De plus en plus souvent, l’actualité pourrait servir de définition à ce qu’André Breton appelait : l’humour objectif. La levée de boucliers horrifiée des Occidentaux devant l’intervention en Crimée, par exemple. Comme s’ils se gênaient pour envahir et dévaster la Terre en vue de la transformer en un gigantesque centre commercial empli d’une toujours plus désolante pacotille, promettant au bon peuple les lendemains radieux de la marchandise…
         En ce sens, la figure fétiche du président russe que les médias de l’Ouest vertueux accablent de leurs malédictions et lardent d’aiguilles finirait presque par devenir sympathique… Comme les gangsters de films noirs… Le Petit César !…
 Selon CNN (info non confirmée), il aurait menacé le président déchu Yanoukovitch de « lui briser tous les os du corps » s’il se rapprochait de l’Europe !… D’enfer !… Où tu vas chercher ça, Vladimir !… Un vanne qu’on n’avait plus entendu depuis que Sam Giancana — employé puis successeur d’Al Capone à Chicago, protecteur de Sinatra et mouillé paraît-il dans l’affaire Kennedy  — s’est fait descendre en 1975 !…
On cherche frénétiquement l’Al Pacino blond, le Edward. J. Robinson avec assez de ceinture pour l’interpréter dans « Scarface au Kremlin » !…
En coulisses, et pour continuer dans l’humour macabre, le fameux « Grand Jeu »  (lutte planétaire des empires pour le contrôle des ressources) se poursuit. C’était déjà le cas au XIXe siècle et ça avait donné lieu à la Guerre de Crimée…
Notre ami Mark Ames, peu suspect de sympathie pour l’administration russe qui l’a foutu dehors en 2008 (sous la forme de fonctionnaires réclamant des dizaines de milliers de dollars d’amendes pour pornographie et usage de langage obscène dans les colonnes de son magazine eXile), en fournit de nouvelles preuves ci-dessous. L’ange occidental, héros de la démocratie, a une face cachée moins présentable. Les lecteurs anglophones peuvent trouver la version originale au lien: http://pando.com/2014/02/28/pierre-omidyar-co-funded-ukraine-revolution-groups-with-us-government-documents-show/
Alors évidemment, le capo di tutti capi a donné des instructions aux soldats.
 Il a horreur qu’on cherche à le doubler…


PIERRE OMIDYAR A ÉTÉ LE CO-FONDATEUR DE GROUPES RÉVOLUTIONNAIRES UKRAINIENS, EN ASSOCIATION AVEC LE GOUVERNEMENT AMÉRICAIN, PROUVENT CERTAINS DOCUMENTS.
Par Mark Ames
(traduit de l’anglais par TM)
Quelques heures après l’effondrement de la présidence Viktor Yanoukovitch, le week-end dernier, l’une des dernières recrues de Pierre Omidyar sur le blog consacré à la sûreté nationale « The Intercept » était d’ores et déjà en train de chercher la vérité.
Marcy Wheeler, nouvelle « analyste politique » du site, avançait l’hypothèse que la Révolution ukrainienne sentait le coup d’état mis en œuvre par des forces souterraines pour le compte de « Pax Americana » :
« Il y a un certains nombre de signes qui indiquent un coup préparé d’avance. La question est de déterminer quels sont les niveaux d’interférence souterraine dans les deux camps respectifs ».
Ce sont des affirmations graves. Si graves que j’ai décidé de creuser cette affaire. Et ce que j’ai trouvé était choquant.
Wheeler a raison en partie. Pando a confirmé que l’état américain — sous la forme de la US Agency for International Development (USAID), a joué un rôle majeur dans le financement des groupes de l’opposition avant le soulèvement. De plus, un pourcentage important du reste des fonds destinés à ces groupes, venait d’un milliardaire américain qui avait travaillé en étroite collaboration avec des agences étatiques américaines pour en faire bénéficier ses affaires. En aucun cas, il ne s’agit là purement d’un « coup » à l’américaine, mais toutes les preuves indiquent que l‘investissement US a multiplié la puissance des groupes qui ont pris part au renversement de Yanoukovitch.
Mais, dans cette histoire, ce qu’il y a de choquant n’est pas là.
Ce qu’il y a de choquant c’est le nom du milliardaire qui a investi en association avec le gouvernement américain (ou, selon les mots de Wheeler : la « force souterraine » agissant pour le compte de « Pax Americana ».
Et qui sort de l’ombre… Le propre patron de Wheeler, Pierre Omidyar.
Oui, dans les annales des médias indépendants, ce serait peut-être le coup de théâtre le plus étrange : selon les révélations financières de Pando et ses rapports, l’éditeur et fondateur du blog antigouvernemental de Glenn Greenwald The Intercept, s’est associé à l’état américain pour investir dans un changement de régime en Ukraine.
(…)
Lorsque la révolution a commencé en Ukraine, les néo-fascistes ont joué un rôle central dans le renversement du président. Mais le véritable pouvoir politique appartient au néo-libéraux pro-occidentaux. Des personnages tels que Oleg Rybatchiouk, depuis longtemps chouchou du Département d’État, des néo-cons de Washington, de l’UE et de l’OTAN — et bras droit du chef de la Révolution Orange Viktor Youschenko.


En décembre dernier le Financial Times écrivait que la campagne de l’ONG « New Citizen » de Rybatchiouk avait joué un grand rôle dans la vague de protestation.
New Citizen, en collaboration avec le réseau d’ONG soutenues par l’Occident : « Centre UA », « Chesno » et « Stop Censorship » pour en nommer quelques-unes prirent de la puissance en ciblant des politiciens pro Yanoukovitch dans une campagne anti corruption bien coordonnée qui s’est musclée dans les régions d’Ukraine avant de se masser à Kiev à l’automne dernier.
Les efforts de ces ONG furent tellement couronnés de succès qu’on a accusé le gouvernement d’Ukraine d’employer  des coups bas pour leur faire fermer boutique. Au début février, ces groupes étaient l’objet d’une enquête de grande envergure sur des soupçons de blanchiment d’argent par la brigade financière du ministère de l’Intérieur, ce qui était dénoncé par beaucoup comme une manœuvre politique.
Heureusement, ces groupes avaient assez de force — c’est à dire assez d’argent — pour survivre à ces assauts et ont continué à agir pour un changement de régime. La source de cet argent ?
D’après le Kiyv Post, Omidiyar Network (une branche du groupe Omidyar qui possède First Look Media et The Intercept) a fourni 36% des 500 000$ représentant le budget de Center UA en 2012, presque 200 000$. USAID a fourni 54% de ce budget. Parmi les autres financiers de l’ONG, on trouve National Endowment for Democracy, organe de l’État américain.
En 2011, Omidyar Network a donné 335 000 $ à New Citizen, l’un des projets anti-Yanoukovitch gérés par Rybatchiouk à travers l’ONG dont il est président Center UA. À l’époque, Omidyar Network proclamait que son investissement dans New Citizen aiderait à « conformer et élaborer la politique citoyenne en Ukraine » :
« Se servant de la technologie et des médias, New Citizen coordonne les efforts des membres de la société concernés, renforçant leur capacité à élaborer et conformer la politique du pays.
…Grâce au soutien de Omidyar Network, New Citizen redoublera ses efforts pour plaider en faveur d’une plus grande transparence et impliquer les citoyens sur les questions qui leur importent. »
En mars 2012, Rybatchiouk, l’Anatoly Chubais de l’Ukraine — se vantait de préparer une nouvelle Révolution Orange :
Les gens n’ont pas peur. Nous avons désormais 150 ONG dans toutes les grandes villes du pays actives dans la campagne « Pour un parlement plus propre » afin de trouver et d’élire de meilleurs parlementaires… La Révolution Orange était miraculeuse, une protestation pacifique massive qui a atteint ses objectifs. Nous voulons refaire la même chose, et nous pensons y parvenir.
Les relevés de compte examinés par Pando montrent aussi que Omidyar Network a payé les coûts de l’expansion de campagne anti-Yanoukovicth de Rybatchiouk « Chesno » (« Honnêtement ») dans des villes d’importance régionale telles que Poltava, Vinnitsia, Jitomir, Ternopil, Sumy et d’autres, pour la plupart en Ukraine du centre et de l’Ouest.


Pour bien comprendre ce que signifie le financement d’Oleg Rybatchiouk pour Omidyar un peu d’histoire s’impose. La biographie de Rybatchiouk suit un modèle bien connu d’opportunisme post-soviet : depuis des relations bien placées dans le renseignement au KGB, jusqu’au réseau néo-libéral post-soviet.
À l’époque soviétique, Rybatchiouk a fait ses études dans un programme militaire d’apprentissage des langues, dont la moitié des diplômés partaient travailler pour le KGB. Le mystérieux poste qu’il occupa en Inde à la fin de l’URSS renforcent les soupçons sur ses liens avec le monde du renseignement ; quoi qu’il en soit, de son propre aveu, ses liens étroits avec le SBU ukrainien lui ont bien servi pendant la Révolution Orange en 2004, lorsque le SBU lui a communiqué des informations confidentielles sur la fraude électorale et les assassinats prémédités.
En 1992, après l’effondrement de l’URSS, Rybatchiouk a pris place à la banque centrale d’Ukraine nouvellement formée, patronnée par Viktor Youschenko, le futur leader de la Révolution Orange. De ce poste-clé à la banque Rybatchiouk a pu établir des liens étroits avec des institutions financières et des états occidentaux, de même qu’avec des figures semblables à Omidyar comme George Soros qui finançait un certain nombre d’ONG impliquées dans les « Révolutions Colorées » des pays de l’ex-empire, y compris de petites donations à des ONG ukrainiennes que Omidyar soutenait également. (Comme le fait aujourd’hui Omidyar Network, les organisations de bienfaisance de Soros — Open Society et Renaissance Foundation — prêchaient la transparence et un gouvernement correct dans des lieux comme la Russie sous Eltsine, tandis que les organismes financiers de Soros spéculaient sur la dette russe et participaient à la mise aux enchère entachée de multiples scandales des propriétés de l’état).
Au début 2005, Youschenko, leader de la Révolution Orange accéda à la présidence et nomma Rybatchiouk vice-Premier Ministre chargé de l’intégration de l’Ukraine dans l’UE , l’OTAN, et d’autres institutions occidentales. Rybatchiouk poussait à la privatisation des entreprises et actifs ukrainiens encore propriétés de l’état.
Pendant les quelques années qui suivirent, Rybatchiouk occuppa diverses fonctions dans l’administration en difficulté de Youschenko, déchirée par des divisions internes. En 2010, Youshenko perdit l’élection contre Yanoukovitch, et un an plus tard Rybatchiouk était payé par Omidyar et l’USAID pour préparer la prochaine Révolution Orange.
Certains des fonds de Omidyar étaient spécifiquement destinés à couvrir les coûts de l’opération « Pour un parlement propre » et les ONG qui la menaient dans les centres régionaux d’Ukraine. Peu après le début des manifestations Euromaîdan en novembre dernier, le ministre de l’intérieur fit ouvrir une enquête pour blanchiment et c’est ainsi que le nom d’Omidyar se retrouva mêlé à cette lutte politique aux enjeux cruciaux.

D’après un article du Kiyv Post du 10 février intitulé : «  Rybatchiouk : une ONG qui promeut la démocratie est victime d’une enquête ridicule » :
La police enquête sur Center UA, un organisme de surveillance du secteur public, le soupçonnant de blanchir de l’argent, déclare le groupe. Son dirigeant Oleg Rybatchiouk dit que le pouvoir cherche à donner un avertissement aux autres ONG cherchant à promouvoir la démocratie, la transparence, la liberté de parole et les droits de l’homme en Ukraine.
D’après Center UA, la brigade financière du ministère de l’Intérieur a démarré son enquête le11 décembre. Il semble que récemment les enquêteurs aient toutefois redoublé d’efforts, questionnant environ 200 témoins.
Tout ça se résume au final à un conflit d’intérêt de la pire sorte qui soit : Omidyar travaille main dans la main avec les organes de la politique étrangère des Etats-Unis pour s’immiscer dans les affaires de gouvernements étrangers, co-finançant des changements de régime grâce aux armes bien connues de l’empire américain — tandis qu’au même moment il embauche une équipe de plus en plus importante de soi-disant « journalistes indépendants » qui se jure d’enquêter sur les agissements de l’état américain sur son propre sol et au-delà des frontières, et se vante de son hostilité à l’égard de ces institutions étatiques.
Jeremy Scahill, membre du personnel de First Look Media a confié au Dayly Beast :
Nous en avons longuement parlé en interne ; quelle serait notre position si la Maison Blanche nous demandait de ne pas publier quelque chose… Chez nous, puisque nous sommes à couteaux tiré avec euxs, ils ne sauront pas qui appeler. Ils savent qui appeler au Times, au Post. Chez nous, qui appelleront-ils ? Pierre ? Glenn ?
Parmi les nombreux problèmes qui se posent dans cette affaire, le plus sérieux c’est que Omidyar dispose dans son personnel des deux personnes jouissant d’un accès exclusif à la totalité des informations cachées par Snowden, Glenn Greenwald et Laura Poitras.
Par conséquent, le même milliardaire qui a co-financé le « coup » ukrainien avec l’USAID a également un accès exclusif aux secrets de la NSA — et ils se trouve très peu de gens dans les médias indépendants pour oser exprimer le moindre scepticisme par rapport à une telle situation.
D’un point de vue plus vaste, il s’agit d’un problème de la vie américaine au XXIe siècle, de la vie à une époque dominée par les milliardaires. Un problème auquel nous avons tous affaire — Pando compte parmi ses 18 investisseurs une série de milliardaires de Silicon Valley tels que Marc Andreesen (qui fait partie du conseil d’administration de eBay, présidé par Pierre Omidyar) et Peter Thiel (j’ai enquêté sur ses positions politiques et les ai décrites comme répugnantes).
Mais ce qu’il y a de plus inquiétant encore dans l’immédiat, c’est ce qui fait la différence chez Omidyar. Contrairement aux autres milliardaires, Omidyar n’a suscité que des éloges de la presse, en particulier chez ceux qu’il a embauché. En acquérant le « dream team » des vestiges des médias indépendants — Greenwald, Jeremy Scahill, Wheeler, mon ex-associé Matt Taibbi — sans parler des « critiques » de la presse tels que Jay Rosen, il achète et le silence et les louanges.
Les deux sont très utiles : le silence, un manque de curiosité journalistique pour les activités d’Omidyar ici et outre-mer, a été acheté pour le prix que lui a coûté son équipe de vedettes du journalisme indépendant. Le bonus supplémentaire c’est que ce même investissement achète le silence d’un nombre toujours croissant de journalistes indépendants sous-payés espérant atterrir chez lui un de ces jours, et les observatoires des médias en mal de financement qui survivent grâce aux dons de Omidyar Network.
Et il achète aussi les risibles lauriers tressés par des Scahill au Daily Beast qui proclame l’implication quotidienne de son patron dans la gestion de First Look Media.
Omidyar me paraît un type essentiellement politique, mais je crois que l’histoire de la NSA et des guerres qui s’ensuivent ont placé la politique à un lieu beaucoup plus central de son existence. Il ne fait pas ça comme un loisir. Pierre envoie plus de messages en interne que quiconque. Et il ne s’agit pas de micromanagement. Ce type a une véritable vision. Qui consiste à s’opposer à ce qu’il considère comme une invasion de la vie privée des Américains.
Wheeler a donc à présent la réponse à sa question — les groupes révolutionnaires d’Ukraine ont été en partie financés par l’Oncle Sam mais aussi par son patron. On peut supposer que cela mènera à des questions malaisées sur l’intranet de First Look Media.
Savoir si Wheeler, Scahill et leurs collègues seront disposés à partager leurs inquiétudes publiquement en dira long sur la fameuse « indépendance » de First Look Media par rapport aux autres affaires de Omidyar et ses associés en Ukraine : l’état américain.
Mark Ames, 28 février 2014.




1.3.14

Roman noir de l'Ukraine II

À peine avais-je, écœuré par la bêtise concentrée des médias de la Phrance éternelle, donné mon point de vue de romancier, autrefois journaliste sur les évènements d'Ukraine, que mon vieux complice Mark Ames m'envoya son article, lisible pour les lecteurs anglophones, au lien suivant :
http://pando.com/2014/02/24/everything-you-know-about-ukraine-is-wrong/
Curieusement, son analyse de journaliste professionnel et connaisseur de la région, rejoignait mes intuitions rageuses. Mais devais-je m'en étonner ? Nous avions partagé des aventures et des paranos moscovites, nombre des chapitres de Vint, le roman noir des drogues en Ukraine, avaient été publiés sous forme de reportage en avant-première sur eXile, le magazine contre-culturel qu'il dirigeait autrefois à Moscou, et il en avait même rédigé la préface. Voici donc la vision d'un ami américain sur les troubles ukrainiens et la sarabande des hyènes:


Tout ce que vous croyez savoir sur l’Ukraine est faux,
par Mark Ames
(traduit de l’anglais par TM)
         Quoique plongé dans une enquête pour mon prochain article sur les Technopus de Silicon Valley, il m’est difficile de ne pas être distrait de ma tâche par les évènements d’Ukraine et de Russie.
         Je n’ai pas revécu dans cette partie du monde depuis que le Kremlin m’a foutu dehors de Moscou, je ne prétendrai donc pas en savoir autant que ceux qui sont sur place. Pourtant, l’avalanche d’ignorance auto-satisfaite qui se fait passer pour de l’analyse ou du commentaires au sujet des graves évènements en cours là-bas, m’a fait perdre la boule. Une ignorance vertueuse, une ignorance mortelle.
         L’ignorance vertueuse était autrefois le domaine exclusif des pontifieurs néos-cons, mais elle s’est propagée partout, et elle est endémique chez ceux qui se réclament de l’indépendance anti-consensuelle — ceux de mon bord, pour être précis, un bord de plus en plus merdique.
         Ici, aux Etats-Unis, presque tout le monde cherche à encadrer et réifier la dynamique ukrainienne, pour qu’elle colle à l’américano-centrisme. En tant que tels, les troubles ukrainiens comptent pour à peine plus qu’une guerre de propagande par procuration, où nos propres luttes politiques sont transposées dans les contextes ukrainiens et russes, déformant la réalité pour marquer des points dans nos propres démêlés domestiques. Il n’y a là rien de bien nouveau, bien sûr, mais il est néanmoins très perturbant de voir à quel point les « nouveaux médias » déforment la réalité en Ukraine aussi grossièrement que les néo-cons et les néo-libéraux déformaient et américanisaient les réalités politiques de l’Est, à l’époque où j’ai démarré mon journal moscovite : The eXile.
         Donc, je souhaitais commenter un certain nombre de représentations faussées sur l’Ukraine d’aujourd’hui :


1.Les opposants ne sont ni « de vertueux combattants de la liberté anti-Poutine », ni des « Nazis marionnettes des USA »
En fait, les gens qui protestent ou ceux qui les soutiennent, sont d’abord et avant tout dégoutés de la vie merdique qu’ils vivent dans un pays merdique qu’ils aimeraient améliorer — un pays où leur destin est contrôlé par une minuscule poignée d’oligarques et de seigneurs du Kremlin, ainsi que leurs hommes de paille politiciens. C’est d'abord et avant tout un désir de prendre leur vie en main qui les a poussé dans la rue. La colère contre le pouvoir du Kremlin en Ukraine n’est pas nécessairement anti-russe, quoique plus on aille à l’Ouest, plus il est question de nationalisme et plus on s’enfonce à l’Est — plus la politique est une réaction de frayeur vis-à-vis du nationalisme de l’Ukraine occidentale.
Pour quiconque a vécu quelque temps dans cette partie du monde, c’est une évidence. Je citerai l’excellent article publié par Jake Rudnitsky dans eXile, il y a presque dix ans, qui décrit  avec exactitude et l’odieuse figure politique qu’est Yanoukovitch, et le rôle joué par les Etats-Unis dans cette « révolution » et les aspirations de la plupart des Ukrainiens descendus dans la rue :
« Presque tous les oligarques ukrainiens sont originaires de l’Est du pays ou de Kiev et ils se son presquet tous rangés derrière Yanoukovitch, originaire de Donetsk. Il existe quelques exceptions à cette règle, notamment Petro Poroshenko, propriètaire d’usines de voitures et de confiserie. Celui-ci possède également une chaîne de télévision, Canal 5, qui s’est avéré un outil inestimable pour Youshenko dans sa course aux élections… Les programmes y consistent pour une grande part, dans des séquences d’actualité où l’on peut voir l’équipe de Yanoukovitch se ridiculiser. Ils repassent souvent un discours de Yanoukovitch où il agitait les main d’une certaine façons « paltsami », geste attribué traditionnellement à la pègre. Pourtant, les clans les plus importants et les plus puissants sont derrière Yanoukovitch, qui est leur homme.
Yanoukovitch est véritablement un personnage odieux. La plupart des Ukrainiens admettent que si un candidat plus « digeste » que lui avait eu accès aux mêmes ressources administratives, il l’aurait emporté haut la main. Mais Yanoukovitch a fait deux séjours en prison en Union Soviétique, il dépourvu du moindre charisme, manifestement un instrument de puissants intérêts russes et ukrainiens. D’autre part, Youschenko est considéré par la plupart des Ukrainiens de l’Ouest comme un croisement de Gandhi et du Christ, tandis que beaucoup de gens à l’Est craignent  qu’il ne réserve de mauvaises surprises à tous ceux qui parlent russe. Beaucoup d’électeurs de Yanoukovitch ont voté pour lui par crainte de Youschentko, pas parce qu’ils l’aiment particulièrement (sauf peut-être dans ses terres natales, Donetsk). »
En ce qui concerne le rôle des Etats-Unis dans la Révolution Orange, ce que Rudnitsky écrivait en 2004, s’applique aux Etats-Unis et à l’UE dans les évènements d’aujourd’hui :
« Les manifestations ont été vilipendées comme un coup d’état financé par les Américains, en particulier dans les médias russes. Et c’est loin d’être tout à fait faux : les Américains ont envoyé des Serbes et des Géorgiens, spécialisés dans les révolutions non-violentes entraîner les Ukrainiens pendant au moins une année. Un sondage — celui qui donnait le plus largement Youschenko comme favori — a été financé par les Etats-Unis. La fluidité et le professionnalisme des manifestations, de la disponibilité des blocs géants de polystyrène pour fixer les tentes jusqu’aux réseau de distribution de nourriture et de soins médicaux, tout est probablement un résultat d’une organisation américaine de la logistique. Il est certainement difficile d’imaginer que les Ukrainiens s’organisent spontanément de manière aussi efficace. Le thème orange et les drapeaux déjà prêts sentent le concept marketing américain.
« Mais les foules de Kiev, qui peuvent aller jusqu’au million les bons jours et se chiffrent toujours par centaines de milliers, sont descendus dans la rue mues par un sentiment d’injustice, et non pas parce qu’un fonctionnaire du Département d’État les a convoquées. Les meetings qui se déroulent quotidiennement dans les villes d’Ukraine (et dans tous les villages d’Ukraine de l’Ouest) ne sont pas le résultat de la propagande américaine. Mais plutôt l’éveil démocratique d’un peuple piétiné, qui refuse de se faire baiser plus longtemps par des politiciens corrompus ».


2.Au sujet des néo-fascistes ukrainiens :
Leur existence ne fait aucun doute, il s’agit d’une puissante minorité dans la campagne anti-Yanoukovitch — je dirais que les néo-fascistes de Svoboda et de Pravy Sektor sont probablement l’avant-garde du mouvement, ceux qui ont poussé plus loin que tous les autres. Quiconque ignore le rôle des néo-fascistes (ou ultra-nationalistes, comme vous voulez) est un menteur ou un ignare, tout comme quiconque prétend que Yanoukovitch n’obéissait qu’à Poutine, ne sait pas de quoi il parle. Le rôle central de Svoboda et des néo-fascistes dans ce soulèvement, contrairement à ce qui s’était produit lors de la Révolution Orange est, à mon sens, dû au fait que le visage souriant et respectable des politiciens néo-libéraux ne peut plus rallier le même soutien fanatique qu’il y a dix ans. Victor Youschenko lui-même, un des leaders de la Révolution Orange, s’écartant du néo-libéralisme pro-UE, a fini par réhabiliter le meurtrier de masse de l’Ukraine occidentale Stepan Bandera (dans les années 1940), sur lequel j’ai écrit dans The Nation.
Quel sera le rôle réservé aux néo-fascistes et aux descendants de Bandera dans le futur proche, c’est la grosse question. La part qu’ils ont eu à l’avant-garde des troubles effraie beaucoup de gens à l’Est et en Crimée, phénomène qui peut précipiter une partition violente du pays. D’un autre côté, le scénario de loin le plus probable est que les néo-fascistes et ultranationalistes de Svoboda seront absorbés par la coalition pro-occidentale, dont ils ne sont qu’une minorité. Le néolibéralisme est une auberge espagnole, toujours prête à accueillir ultranationalistes, démocrates, ou même le président déchu, Yanoukovitch.
Le pouvoir dont disposent les néo-fascistes est certes inquiétant, mais cela ne signifie pas que la propagande sur le péril fasciste ne soit pas largement de la foutaise. On n’en veut pour preuve que cet avertissement récemment publié par Ha’aretz, intitulé : Un rabbin ukrainien enjoint les Juifs à fuir Kiev.
« Craignant des violences à l’encontre des Juifs ukrainiens, la communauté juive demande à Israël de lui prêter main-forte pour assurer la sécurité de la communauté.
« Le rabbin Moshe Reuven Azman a appelé les Juifs de Kiev à quitter la ville et même le pays si possible, par peur des pogroms possibles dans le chaos présent, rapporte le quotidien Israelien Maariv, vendredi.
« J’ai conseillé à ma congrégation de quitter le centre-ville ou même le pays, a dit le rabbin Azman. Je ne veux pas tenter le Diable. Mais je reçois constamment des avertissements au sujet d’attaques possibles d’institutions juives.
Le retour de la liste de Schindler, pas vrai ?
Mais, plus tard dans la journée, Ha’aretz devait publier ce rectificatif, reconnaissant avoir été dupé par un instrument du Kremlin :
« Rectificatif (22 février, 16h 20) : Une version antérieure de cet information avait incorrectement dépeint le rabbin Azman comme le rabbin en chef de l’Ukraine. Azman est en réalité l’un des deux contestant l'autorité du rabbin en chef et comme la plupart des rabbins Chaddad, aligné sur les positions du Kremlin.
Notre propos est ici le suivant : les évènements d’Ukraine ne sont pas une bataille entre fascistes et anti-fascistes. Il y a des fascistes dans les deux camps.


3. Tout ce que vous croyez savoir sur l’Ukraine est faux.
Quiconque cherchera un camp à soutenir ou à qui s’opposer dans la dynamique politicienne en cours  en Ukraine sera déçu. Le néolibéral ultranationaliste d’aujourd’hui est peut-être l’allié du Kremlin de demain. Il suffit de se souvenir de la Révolution Orange. Jugez-en :
a)Une des leaders de la Révolution Orange, Ioulia Timoschenko, se retourna contre Youschenko et s’allia avec Yanoukovitch pour dépouiller Youschenko de ses pouvoirs présidentiels. Plus tard Timoschenko s’allia avec le Kremlin contre Youschenko. À présent, libérée de prison, elle est la dirigeante présumée des forces anti-Yanoukovitch.
b)L’autre leader de la Révolution Orange — le pro UE, anti-Kremlin Victor Youschenko — finit par s’allier avec le pro-Kremlin Yanoukovitch pour faire emprisonner Ioulia Timoschenko.
c)John McCain est la force agissante poussant à un changement de régime contre Yanoukovitch. Mais Davis Manafort, patron de la firme de lobbying dans la campagne électorale de McCain en 2008,a géré les campagnes électorales de Yanoukovitch et ses efforts de lobbying aux Etats-Unis.
d)Anthony Podesta, frère du conseiller du président Obama John Podesta, est également un lobbyiste de Yanoukovitch aux USA. John Podesta dirigeait l’équipe de transition d’Obama en 2008.


4. Yanoukovitch ne combattait pas le néo-libéralisme, la banque mondiale, ni l’oligarchie — pas plus qu’il n’était purement un instrument du Kremlin.
Il y a encore un autre bobard en circulation sous prétexte que la banque mondiale et le FMI cherchent à réformer — pour la énième fois — l’économie ukrainienne. Cela signifierait qu’il s’agit d’une lutte entre forces néo-libérales et leurs opposants. Ce n’est pas du tout le cas.
Yanoukovitch a collaboré avec le FMI avec enthousiasme et s’est engagé à accepter leurs exigences. Six mois après son élection, il faisait les gros titres : « Le FMI donne le feu vert à un prêt de 15 milliards de dollars à l’Ukraine ». L’AFP, pour sa part, titrait :
« Le président Victor Yanoukovitch a pour priorité de restaurer de bonnes relations avec le FMI ».
Plus tard, la même année, le Wall Street Journal faisait l’éloge des réformes néo-libérales de Yanoukovitch, les accueillant comme une « véritable transformation » et s’extasiait : "Yanoukovitch est sur le point de devenir le libéralisateur de pointe de l’Europe "
Seul problème, en novembre dernier, le Kremlin a offert à Yanoukovitch un marché qui lui a semblé plus profitable. Et il a parié sur le mauvais cheval.
Notre propos est le suivant : l’Ukraine n’est pas le Vénézuela. Il ne s’agit pas ici d’une lutte de classe ou d’une lutte politique comme au Vénézuela. Yanoukovitch représente une faction oligarchique. L’opposition, involontairement ou non, en représente, au final, une autre. Beaucoup de ces oligarques ont des liens d’affaires très proches avec la Russie, mais leurs avoirs et leurs comptes en banque — sans compter leurs manoirs — sont en Europe. Les uns comme les autres n’ont aucune objection à travailler avec les institutions néolibérales mondialisantes.
En Ukraine, ils n’existe pas de gauche populaire, bien que le problème le plus grave du pays soit l’inégalité et l’oligarchie. Les souvenirs laissés par l’Union Soviétique jouent un grand rôle dans la désaffection pour une gauche populaire, pour des raisons très compréhensibles.
Mais les Ukrainiens ont un sens du pouvoir du peuple rare dans notre monde, et qui trouve son origine dans les manifestations de masse des années 2000 et s’est poursuivi avec la Révolution Orange. Les masses comprennent leur pouvoir de renverser les mauvais gouvernements, mais elles n’ont pas élaboré une politique populaire susceptible de transformer la situation et redistribuer la richesse.
Alors, elles en sont réduites à prendre parti pour une faction oligarchique contre l’autre, formant de larges coalitions populaires qui peuvent être facilement absorbées par les minorités les plus organisées en leur sein — néo-libéraux, néo-fascistes, ou instruments du Kremlin — finissant toutes par produire la même vie merdique qui conduit à la prochaine révolution.

Mark Ames, 24 février 2014.