28.10.13

Chanson des orphelins d'Odessa

L'escalier Potemkine
Ça y est on se lance dans la poésie. Inouï. À la grande époque, comme disait Limonov, écrire des vers était tabou, susceptible de vous faire passer à La Commission de Remise dans La Ligne, résolument DADA. Nonobstant les diktats de poètes qu'on respecte néanmoins, notre véhicule est strictement classique, comme disait Mishima, une Porsche ou Ferrari, un corset de muscle et de rime, ne leur en déplaise, les petits maîtres, c'est comme comme ça qu'on kiffe. Au lecteur d'en juger, comme toujours. Cette regrettable exhibition nous fut commandé par Les Ancres Noires, festival de polar au Havre qui se souvint brusquement de votre serviteur, l'auteur le plus oublié du monde, et l'invita dans six mois. Après avoir maugréé qu'il n'écrivait pas de chansons, votre bien obligé s'inclina. Après tout, c'était un honneur. Ce morceau de bravoure était inspiré d'un jour d'hiver 2004 par -17°, où j'avais visité les enfants sauvages d'Odessa, avec les ONG qui s'occupaient d'eux, épisode raconté dans Vint, le roman des drogues en Ukraine (éditions Payot, 2006, épuisé).



TROIS MARCHES VERS L'ABÎME




À Odessa dans l’ombre,



Vivaient les orphelins,
Sans logis et sans nombre,
Vivaient en souterrain.

Au bord de la Mer Noire,
Dans des trous de chauffage,
Dont ils sortaient le soir,
En manque, sales et sauvages.

Repérant les mousmées,
Sur le boulevard Potemkine,
En fourrure et lamé,
Soif méthamphétamine.

La fronde et le lance-pierres,
Percutaient la fourrure,
Et soudain la rombière,
Perdait toute son allure.

La meute s’abattait,
Sur l’oiselle blessée,
Ses valeurs dépouillait,
Sans même se baisser.


On ne vit pas longtemps,
Dans ces bas-fonds obscurs,
Les flics flinguaient les enfants,
Sans faire de fioritures.

Sida et overdose,
Creusaient aussi leurs rangs,
Chiots enragés sans pose,
Souvent intelligents.

Gamins perdus moldaves,
Chassés par la pègre,
Leurs parents fleur-de –nave
Traités comme des nègres.

Odessa, la splendeur,
De son éclat magnétique,
Attirait ces naufrageurs,
De l’espace post-soviétique.

Et puis vite, chez les Tsiganes,
Eux aussi près de l’océan,
Les défonces en filigrane,
Qui faisaient jouir les enfants.

Toutefois tout le jour,
Les mômes se protégeaient,
L’un l’autre, comme si l’amour,
Était d’un noir de geai.




TM, 2013.



27.10.13

Toussaint des bâtards

Tombe de Lermontov

Le Jour des Morts se pointe, on est solennisé. 

La tradition nous fige, nul lieu d'ironiser.

On ressemble de très près à une maison hantée.

Avec d'anciennes amours, on évoque le tombeau.

De rire sans scrupules, on est toutefois tenté. 

Quand des amis, des femmes, on préserve le caveau.

Mais Lermontov le disait bien mieux que moi, poète sans pareil :

(Poème traduit du russe par TM)

ÉPITAPHE
Fils de la liberté au cœur sans détour,
Sans craindre pour sa vie, pour l'amour,
Des traits de la nature immanents,
Il aimait s'inspirer fréquemment.

Il croyait au sombres prédictions,
Aux talismans, aux infatuations,
Et aux surnaturels désirs,
Ses jours, il sacrifiait sans coup férir.

Son âme recelait tout un assortiment
De grâce, de passion, de tourments.
Il mourut. Voici sa sépulture.
Populace, ce n'était point ta créature.
Lermontov.



ЭПИТАФИЯ

Простосердечный сын свободы,

Для чувств он жизни не щадил;

И верные черты природы

Он часто списывать любил.


5
Он верил темным предсказаньям,

И талисманам, и любви,

И неестественным желаньям

Он отдал в жертву дни свои.


И в нем душа запас хранила
Блаженства, муки и страстей.

Он умер. Здесь его могила.

Он не был создан для людей. 

Лермонтов

18.10.13

Vladimir Kozlov est un punk fou à lier

Letov sur scène


VLADIMIR KOZLOV N’EN RATE PAS UNE !…
J’aurais dû m’en douter, ça crevait les yeux, contrairement aux demi-sels qui l’entouraient sur scène dans ce bar en sous-sol branché de Greenwich Village, Kozlov allait encore faire des siennes. Bon, j’étais arrivé en retard, mais en gros, une sauterelle amerlock d’origine russe avait écrit un bouquin sur feu la chanteuse Yana Diaguileva, égérie de ce qu’il est convenu d’appeler le « punk sibérien », et elle y avait découvert sa Patti Smith ( Vl’à aut’chose !…). Elle dégoisait à donf sur la poésie déchirée de son héroïne et se permettait des digressions sur la liberté d’expression, du déclamatoire anti-Poutine de rigueur, et complicités crapuleuses avec l’auditoire non-fumeur et propre sur soi, sur la liberté américaine, l’ignorance des Russes sur leur propre culture, et comme c’est chouette de vivre au pays de la liberté où l’information circule et même l’underground finit par gagner de l’oseille. Elle était appuyée par un ringard de troisième zone, ex permanent de je-ne-sais-quoi un an à Pétersbourg aux frais de la princesse, qui citait Kurt Cobain pour donner en exemple l’influence du rock et sa grandeur au pays de la libre entreprise, au regard de ces pauvres Russes si opprimés que leurs rebelles crèvent de faim. On s’emmerdait ferme, mais Kozlov a lu un extrait de son dernier (à l’époque, printemps 2013) « 1986 », un polar sur un tueur en série à l’époque de la Pérestroïka, ça allait un peu mieux. Comme toujours assez réservé, il ne prenait pas part à l’autosatisfaction yankee, se contentant de quelques réflexions sur la richesse de la scène punk sibérienne, notamment le chanteur-culte Letov et son groupe « Défense civile ».

Yana Diaguileva barbelée

Il se trouve que j’avais croisé Letov en compagnie de… Limonov, à l’époque où le chanteur flirtait avec les natsbols, le parti contre-culturel fondé par mon copain. Il se trouve que leurs propos d’Amerlocks branchés et snobinards commençaient à furieusement me courir sur l’haricot, y compris leur gloriole d’anciens combattants qui avaient fait la campagne de Russie. Mais j’arrivais de chez « Big » Steve Felton, de la cave où il entraîne les gamins de son ghetto à la boxe, un univers à des années lumières (bien que distant d’une demi-heure en transports en commun) des confortables gloses d’un bar de Blancs au centre-ville, que j’étais vanné et que je n’allais tout de même pas empêcher Kozlov de vendre sa soupe, Dieu sait que j’en aurais moi-même profité à sa place. Je me suis donc contenté d’une pinte ou deux de Bass, et d’aller fumer dans la rue quand les Ricains étaient sur le point de me faire péter les plombs avec leurs âneries.
De quoi se les mordre !…

 Du coup, j’ai pas fait gaffe. J’aurais pourtant du savoir que Kozlov n’en resterait pas là. Bingo !… L’auteur le plus punk de toutes les Russies, monte un projet de documentaire sur le punk sibérien, avec un système de souscription par Internet à la mode de nos jours. Voici son texte de présentation :
Pot-pourri, Yanka, Letov, Instructions pour la survie…

« Un documentaire sur l’underground punk-rock en Sibérie à la fin des années 1980.
La scène punk-rock sibérienne du milieu et de la fin des années 1980 a eu une énorme influence, pourtant rarement reconnue, sur la culture et la société russes.
Letov, l'homme aux cheveux longs qui prête son micro.

Des groupes comme « Défense Civile »[1], « Instructions pour la survie »[2], et Yana Diaguileva composaient des chansons aux paroles plus profondes, plus sophistiquées et plus sujettes à controverse que la plupart des formations de rock Soviet surgissant l’une après l’autre à la suite du relâchement de la pression idéologique. D’autre part, alors que la plupart des groupes de Moscou ou Leningrad s’inspiraient du rock occidental grand public, ceux qui constituaient la « vague sibérienne » trouvaient leur inspiration  dans un grand éventail de sources, y compris le punk-rock, peu connu et mal compris derrière le Rideau de Fer. Et, à une époque où des groupes de rock plus inoffensifs commençaient déjà à passer à la télé, à faire des disques et des tournées approuvées par le pouvoir, la figure de proue du groupe « Défense civile », Igor Letov (1964-2008), était encore persécuté par le KGB et envoyé sous la contrainte dans des cliniques psychiatriques.
 Le documentaire se focalise sur phénomène punk-rock sibérien, son impact et l’héritage qu’il a laissé à la scène musicale en Russie. Il inclut des observateurs et des participants à la scène de l’époque, notamment Nick’s rock’n’roll, Konstantin Ryabinov, Oleg Soudakov, Miroslav Nemirov, Roman Neumoyev et d’autres, de même que des images d’archives et des photos de cette période.
Le film est actuellement en cours de production.
On peut trouver des extraits à : http://www.youtube.com/vkozlov


Une souscription publique est ouverte au site (en russe) :



[1] Гражданская оборона.
[2] Инструкция по выживанию.

8.10.13

Portrait de l'artiste en transfuge

TM devant la statue de Gagarine, Moscou, mai 2012, photo © Doubshine

INTERVIEW DE TM, TRADUITE PAR SOI-MÊME (TOUT ARRIVE !).

Au lien suivant :   http://mtrpl.ru/marignak , nos lecteurs russophones pourront trouver l’original de l’interview que les rédacteurs du site Métropole, dont j’avais tout récemment traduit un article pour ANTIFIXION ont eu la gentillesse de solliciter de votre serviteur (Yop-la-boum ! Numéro de claquettes subliminal subséquent). Le fait est suffisamment rare pour qu’on se donne la peine de la traduire, dans l’une des deux autres langues diplomatiques des Nations Unies. Ayant rabâché aux lecteurs francophones un certain nombre des informations contenues dans cet entretien on se contentera de leur en transmettre les meilleurs passages (sans compter qu’on a la rame).

EXTRAITS CHOISIS :
Questions de Tania Cohen et Stanislav Iakovlev

« Thierry nous a déniché lui-même : il a traduit l’article d’Igor Antonovski et nous l’a envoyé. Marignac est âgé de 55 ans : mais il produit l’impression de quelqu’un de beaucoup plus jeune : refus juvénile des compromis, auto-ironie acide, et affirmation sans appel des principes — tout ce que perdent les nouvelles générations avec une constance jamais démentie.

Stanislav Iakovlev : (…) Non, le « vieux pirate » (Limonov) n’est pour rien dans notre intérêt.  Nous suivons depuis longtemps vos livres et vos essais, nous les lisons avec plaisir, et avec plus d’attention encore maintenant : Ce dont vous parliez dans des textes vieux de 10-15 ans entretient une surprenante analogie avec ce qui se produit aujourd’hui en Russie.
Il est clair, bien que ce soit pour un peu inattendu que le thème de la Russie est particulièrement populaire et particulièrement en France. Houellebecque et Beigdeber écrivent sur notre pays, et même le livre de Carrère parle finalement moins de Limonov que de la Russie vue à travers le destin d’un de ses non-conformistes plus éclatants et des plus connus. De nos jours, la Russie est à la mode, semble-t-il. Surtout pour les Français. À quoi cela correspond-il ? À la fameuse crise des valeurs européennes ? Ou bien s’agit-il d’une variante locale de la nostalgie russe classique : « Voir Paris et mourir » ? Ou bien est-ce que les rédac-chefs de magazine sur papier glacé se sont tout simplement réunis pour décider de l’exotisme à fourguer aux lecteurs la saison prochaine, et l’un d’eux a eu une illumination soudaine — on n’a pas encore essayé la Russie ?

TM : Vous répondre me gêne un peu aux entournures. En fait, il y a déjà un certain temps que je suis un observateur extérieur. Je ne vis plus en France, où tout m’écœure. Y compris les auteurs de best-sellers que vous venez d’énumérez, créateurs selon moi d’une « littérature des complexes ». Ils n’ont même pas honte de s’abaisser à flatter les instincts les plus débiles de leurs lecteurs.
La mode russe est explicable par toute une série de raisons. Bien entendu, l’éternel exotisme renaissant de temps à autre. Mais il existe d’autres facteurs : Votre pays s’est considérablement rapproché du nôtre. À Paris, un clochard sur deux débite ses litanies de jurons en russe. Et nos boutiques sont accrochées au pognon des Nouveaux Russes comme les toxicos à l’héroïne. Déjà 15 ans qu’ils se dopent avec !
Ensuite, il faut bien évoquer la fatigue mortelle de la culture française, quasiment détruite. Ce n’est pas par hasard qu’une publicité sur deux à Paris comme en province est écrite en américain. Pour quelques-uns d’entre nous, toutefois, il est hors de question de servir d’esclaves au Grand Frère. Peu de nourriture intellectuelle dans la culture américaine de la consommation. C’est ainsi que la Russie a acquis un nouveau prestige.
Enfin, le politiquement correct règne en Europe. Beaucoup de gens en sont dégoûtés, y compris les rats dans le genre des auteurs que vous avez cités, qui s’en nourrissent (berck, j’ai la nausée rien que de les évoquer).

S.I. : Vous connaissez bien la Russie, et pas seulement dans les guides touristiques (…). Il est peu probable que la mode russe présente reflète et explique au consommateur européen la Russie réelle. Selon vous, sans doute le plus « Russe » des Français, cette mode est-elle bonne ou mauvaise ? Si vous en étiez le « directeur artistique », qu’y changeriez –vous ?

TM : Bon Dieu, vlà aut’chose ! J’ai du mal à me voir en « directeur artistique », c’est un rôle qui ne convient pas du tout. À mes yeux, seule compte la réalité. Ce qu’il y a de positif dans la « mode russe », c’est qu’elle procède d’un refus de la camelote anglo-saxonne surgie des profondeurs de notre culture agonisante. C’est déjà pas mal.
Mais j’ai aussi observé la façon dont Moscou était devenue une ville américaine où tout le monde a trois boulots, et un individus sur deux est avocat. Il y a encore quinze ans, le centre-ville de la capitale était le soir plongé dans l’obscurité. J’en suis sans doute resté là. Aujourd’hui le fric règne en ville et je n’y suis plus très à l’aise.


S.I. : Comment se fait-il, vu la demande sur tout ce qui est russe, et vos compétences en la matière, que vous ne soyez pas au faîte de votre gloire ?
Par exemple Carrère a écrit un texte spectaculaire, la biographie de Limonov, Pourquoi n’écririez-vous pas un texte alternatif, plus vivant, avec des épisodes importants négligés par Carrère ? Vous avez des choses à raconter sur la Russie, et c’est le moment de le faire, Pourquoi ne prenez-vous pas le micro ?

TM : Excellente question, camarade major ! (Rires). Et merci des compliments ! J’ai travaillé 30 ans comme auteur-traducteur dans l’édition et, comme vous pouvez le constater, je ne suis pas au faîte de la gloire. Quels qu’aient été mes efforts pour avoir le plus beau style possible et apprendre deux langues étrangères  etc, voilà où nous en sommes.
En ce qui concerne Limonov : quand j’en parlais il y a dix ans dans l’édition on me foutait dehors. Quand il était en taule, tout le monde avait peur du " Fasciste russe". Il fallait un idiot ordinaire de bonne famille comme Carrère pour casser la baraque avec ce sujet. Mais je suis le fils bâtard et égaré, détesté par tout le monde. Je ne regrette cependant rien, j’ai vécu des moments incomparables, bien plus passionnants que leurs intrigues de coulisses bon marché.

S.I. : S’agit-il d’une position assumée de non-conformisme ? Une telle publicité vous assomme ? Ou bien vous ignore-t-on volontairement et votre nom figure sur la « liste noire ». Quelle sont les raisons de ce conflit et sa logique ?

TM : L’un  et l’autre. Je n’aime pas les apparitions publiques, et j’ai toujours considéré que ce qui comptait chez un auteur c’était son travail intellectuel. On m’a exclu de l’édition une première fois après mon premier roman « Fasciste ». Et du reste, moins pour le roman lui-même que pour mon refus de me justifier. Ce n’est que deux ans plus tard que j’ai pu retrouver du travail comme traducteur. D’ailleurs, ce roman eut une certaine influence sur Limonov. Je me souviens des lauriers qu’il lui tressait pour son côté inattendu. On attendait de votre humble serviteur, ancien toxico, une sorte de reportage de rue, mais j’en avais décidé autrement. Sur la liste noire — j’y suis depuis ma naissance.

S.I. : Dans un de vos articles, vous parlez de vous-mêmes et de vos amis comme de représentants d’une génération indifférente à la politique, une génération qui, selon Alain de Benoist était censée choisir entre  « La bêtise de la droite et la mesquinerie de la gauche » : d’un côté le régime gaulliste corrompu et perverti, d’une laideur esthétique à faire peur, et de l’autre, les anciens émeutiers vendant leur radicalisme hypocrite (…). Choix inacceptable pour votre génération, d’où votre apolitisme et votre absence d’illusions.

TM : Ce n’est pas par hasard que le punk-rock date de cette époque-là. Une révolte sans objectif. La politique, pour les plus honnêtes d’entre nous (et peu d’entre eux sont encore vivants) est une chose répugnante jusqu’à aujourd’hui.

S. I. : Vous avez certainement remarqué, qu’une situation semblable s’est récemment mise en place en Russie. Dans des proportions moindres, mais la coïncidence est frappante. Limonov, qui avec sa « Stratégie 31 » ( selon laquelle tous les 31 du mois il se livrerait à une manifestation de rue, en accord avec l’article 31 de la constitution russe, NDT) avait entretenu la flamme de l’agitation, s’est retrouvé pratiquement seul lorsque les manifestations de masse ont commencé. D’une manière ou d’une autre, il était resté idéaliste, et les idéalistes se font toujours baiser. Vous avez très bien décrit ça dans « Fasciste », et la contestation contemporaine en Russie a répété l’affaire quasiment mot pour mot. D’ailleurs, il serait grand temps que votre livre soit publié par une maison d’édition russe.

TM : Vous comprenez bien que Limonov n’est pas un politicard. C’est un écrivain romantique. Je considère que sa véritable victoire est d’avoir créé une culture souterraine en Russie, comme il n’y en avait jamais eu auparavant. C’est la victoire de Limonov en tant qu’artiste. En politique, il s’est souvent égaré. Putain, c’est pas sa tasse de thé.
Je suis entièrement d’accord pour être publié en Russie. Toutes les propositions sont bienvenues. Mais il semble qu’on m’ait définitivement exclu de l’annuaire des auteurs en France, du coup cela semble peu probable…


S.I. : Dites-nous, Monsieur Marignac, dans des circonstances où on a perdu toutes ses illusions, désamorcé tous les idéaux, mais qu’on a gardé une forme de passion, comment poursuivre ? Pour que vous puissiez conseiller ceux qui se trouvent en situation de déception totale, de méfiance et d’impuissance objective analogue à celle que vous décrivez ? Partagez, SVP, avec nous, l’expérience qui vous a permis de survivre. Vous allez rire, mais pour nombre de vos lecteurs russes, c’est très actuel.

TM : En effet, je rigole. Tout d’abord parce que je ne suis ni prophète, ni leader, ni guide, mais un simple romancier. Indiquer la voie m’est impossible, je n’en ai donc pas l’intention. La seule chose dont je puisse parler : je ne crois qu’aux entreprises concrètes et aux personnes concrètes, capables de faire preuve de courage, de bonté, et de dévouement. C’est que je m’étais efforcé de faire en Ukraine. Après mon reportage sur les toxicos, l’organisation « Narcotiques Anonymes » de Kiev a obtenu un budget de la Croix Rouge. À bouffer pour tout le monde pendant cinq ans (!). En France, du reste, ce livre ne s’était vendu qu’à 280 exemplaires. Mais je m’en foutais. J’avais rempli ma mission.
Et je ris ensuite, parce que c’est la première fois de ma vie que j’apprends que j’ai des lecteurs en Russie. Tous les espoirs sont encore permis !


Tania Cohen : Comment est né votre intérêt pour la Russie ?

TM : Je me suis lié d’amitié avec Limonov, créature étrange dans le Paris des années 1980, puis j’ai eu une liaison avec une femme d’origine russe amie de Natacha (Medvedeva). C’est à travers eux que j’ai commencé à m'intéresser à la culture, aux mœurs, au peuple. Mais plus tard.

TC : (…) Pourquoi considérez-vous que Limonov est un « vieux pirate » ?

TM : (…) À vrai dire, je ne sais trop pourquoi c’est sorti de ma bouche. J’en étais le premier surpris. Peut-être parce qu’il semble en pleine forme, énergique, il plaisante, rien n’a pu le briser, alors qu’il a fait deux ans et demi de taule à un âge avancé.

TC : Il y a longtemps que vous vous êtes vus ? En quoi est-ce que Limonov a changé au cours des trente ans où vous l’avez connu ?

TM : Je l’ai loupé la dernière fois que je suis passé à Moscou (le vieux pirate était en pétard : je passe à Moscou et je ne vais pas le voir ? Sacrilège !). On s’est vus pour la dernière fois en mai 2012, en compagnie de notre camarade Danila Doubschine, metteur en scène.
Limonov a changé en ceci que c’était un écrivain bohème et c’est devenu un leader radical. Sinon, en tant qu’individu, il est tel qu’il a toujours été.

TC :  D’après vous, pourquoi est-ce les Français se sont amourachés de Limonov ?

TM : Ils l’ont détesté pendant vingt ans ! Ils l’ont traité de tous les noms, l’ont laissé tomber quand il était en prison à quelques remarquables exceptions près, parce que le politiquement correct interdisait de le soutenir. Ce n’est qu’à travers l’exposé d’un bourgeois de gauche comme Carrère qu’ils se sont intéressés  à lui, un destin hors normes. Ils s’emmerdent ferme, ces moutons.

TC : Quel votre auteur russe préféré en dehors de Limonov et Medvedeva ?

TM : Vladimir Kozlov, véritable auteur et punk authentique de Biélorussie. J’ai traduit deux de ses romans, et je recommande le dernier : « Guerre » une fiction autour des « partisans sibériens » tués par le FSB il y a quelques années. (…).

TC : Pourquoi avez-vous choisi Kozlov précisément ?

TM : J’ai choisi Kozlov parce que sur la couverture de « Racailles » son premier roman, figurait le skin-head le plus monstrueux de la planète. Après, je me suis pris de passion pour son style et ses fictions. À présent, troisième phase, nous sommes amis.
(…)
TC : Vos livres traitent souvent d’une Russie marginale et souterraine, clodos, toxicos… Quelles sont les spécificités des « éléments déclassés » d’Europe de l’Est, leur différence avec leurs frères européens occidentaux ? Mikhaïl Guigolachvili, a donné par exemple dans « La Roue du diable », les particularités de la toxicomanie en Géorgie…

TM : La différence la plus importante tient à ce que les toxicos de la CEI sont la plupart du temps obligés de se confectionner leur produits de prédilection, ils ont rarement accès à des drogues déjà raffinées. J’ai lu Guigolachvili, on m’a demandé de le traduire. La particularité du paysage géorgien semble tenir à leur proximité avec la matière première.

TC : Que savent les Français sur la Russie ? Sur l’Ukraine ? Que souhaitent apprendre à ce sujet ?

TM : D’après moi, ils en savent bien peu, et n’ont aucune envie particulière d’en savoir plus. Sinon, mes livres seraient des best-sellers.
(…)
TC : Vos livres sortiront-ils en russe, ou bien les écrivez-vous exclusivement pour les Européens ?

TM : J’écris pour tout le monde. Je souhaite ardemment être publié en Russie et partout. Mais il semble que personne n’ait besoin de moi nulle part. Vous avez des relations ? Vous pouvez aider l’artiste maudit et affamé ?

TC : Écrivez-vous quelque chose en ce moment sur la Russie ?

TM : Je n’écris pas. Je n’ai pas d’éditeur. Or je suis un pro. Je n’écris pas pour me toucher. J’écris pour être lu.
(…)
TC : Qui est le meilleur auteur français ?

TM : Votre humble serviteur, sans discussion possible. Et je n’écris même plus.

TC : Que détestez-vous plus que tout ?

TM : L’hypocrisie en Union Européenne et aux Etats-Unis.
(…).