23.1.13

La mort de Natalyia Medvedeva

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 Il y aura dix ans dans quelques jours que la Medevedeva a disparu. Les causes de sa mort sont obscures. A-t-elle fait une OD comme certains le prétendent, ou bien souffrait-elle d'une maladie mortelle depuis un certain temps comme j'ai tendance à le croire, personne ne sait vraiment. Je me souviens qu'elle était depuis longtemps d'une maigreur effrayante, qui m'avait alarmé, lors de nos dernières entrevues à Moscou, en 1999. Son décès me fit l'effet d'une bombe. Je n'étais pas au courant, l'apprenant par Mark Ames du magazine eXile, défunte publication pour expats anglophones dans la capitale de toutes les Russies, plusieurs jours après la découverte de son cadavre par son petit ami de l'époque. Ames me demanda alors d'écrire sa nécro, j'étais le plus proche auquel il puisse penser. 
Limonov était en taule, à l'époque, sinon Ames se serait adressé à lui. Ce devoir me pesa, je m'en souviens, et comme Ames était un rédac-chef sévère dont j'avais déjà subi les rigueurs, je lui déclarai tout de go que je ne me livrerai à cet exercice qu'une seule fois. Ma nécro eut l'heur de lui plaire. Elle fut par la suite reproduite à plusieurs reprises, traduite en russe au moins deux fois, notamment dans le journal russe de New-York : Новое Русское Слово par mon ami Oleg Soulkine. Je l'avais tout d'abord écrite en anglais, la langue d'eXile, avant de la traduire dans la langue de Molière. Ce texte eut un succès fou. Jusqu'au jour d'aujourd'hui, il m'est désagréable d'avoir cassé la baraque avec la mort d'une amie, si casse-pied fut-elle, je l'aimais, c'était la sœur dont j'avais rêvé toute ma jeunesse.

LA MEDVEDEVA

La Medvedeva était une femme impossible, tout le monde le sait. Elle était sujette à de vertigineux accès d'ivrognerie, aux crises d'hystérie, et j'en passe. Elle était maladroite, incapable de trouver sa place dans la société, prête tant à aimer qu'à haïr au moindre coup de vent ; c'était, la postérité en possède de multiples preuves, une exhibitionniste. C'était aussi une bonne chanteuse, une fille solitaire, une artiste passionnée, une belle nana, et en dépit de ses écarts, une femme fidèle à sa façon. Je me suis marié avec elle pour qu'elle puisse rester à Paris et vivre avec qui elle l'entendait. Bien que je n'ai pas accordé à ce mariage la moindre importance en dehors des liens d'amitiés (nous n'avons jamais couché ensemble), il s'avèra que de son côté, elle le prenait au sérieux, en partie tout au moins.

Comme le disait un célèbre écrivain français : ce n'est pas la première fois que je verse de l'encre sur la tombe d'un ami. Mais cette fois, c'est particulièrement douloureux. Et je ne pensais pas, parce que la dernière fois que je l'ai vue à Moscou, elle était d'une humeur si compétitive, si infatuée d'elle-même et de son statut de " superstar ", que j'ai décidé de ne pas la rappeler. Et je m'y suis tenu.`

À l'époque, je n'avais pas encore appris à apprécier la beauté et l'énergie brute d'une fille délurée de la Sainte Russie. La Medvedeva était tout ça, et c'était aussi la jolie fille sans père, chien d'enfer et mélancolie classique, qu'on peut voir au coin des rues des grandes villes russes, lorsqu'elles n'ont pas été trop abîmées. Plusieurs hommes ont été envoûté par elle, et ça se comprend. Je n'en faisais pas partie. Pour moi, elle incarnait plutôt une sœur particulièrement casse-couilles. Alors je vais raconter quelques histoires sur elle, et, en enfer, elle me remerciera, elle adorait la publicité.





CARTE VERTE

Il fallait qu'elle se marie pour pouvoir résider dans la " Vieille Europe " (terme mis à la mode par D. Rumsfeld). Nous partîmes donc pour la préfecture, par un froid matin d'hiver, sapés milord, pour arranger le mariage. Ce qui signifiait rendre visite à une bande de flics. La Medvedeva vint en redingote grise, elle portait une chapka, et elle était maquillée. Sa robe était parfaitement adaptée, ni trop longue, ni trop courte, et elle arborait le sourire ad hoc, juste assez aguicheur. Bref, elle était sensationnelle. Alors pendant que tout autour de nous on traitait les Africains et les concierges venus pour les mêmes raisons comme de la racaille, le vieux flic se conduisait avec nous comme un grand-père " Je voudrais l'entendre parler français... ". Il faut comprendre, c'était à l'époque de l'URSS, où les beautés russes étaient aussi rares à la préfecture que les baisses de TVA.

Jusqu'au mariage, elle fut sage comme une image. Le maire du neuvième arrdt, nous avertit que " Le mariage était une institution sérieuse ". Peut-être soupçonnait-il quelque chose. Au cours de la fête qui suivit, Limonov et ma petite amie devaient piquer une crise parce la Medvedeva avait enfilé un mini-short et qu'elle était tellement saoule qu'elle s'était assise sur mes genoux. Bref, j'avais réussi à filer à l'anglaise pendant que tout le monde gueulait.



ALCOOL BLANC

Mais après ça, elle devait me rappeler que nous étions liés d'une manière ou d'une autre. Elle téléphona un matin, en larmes. À ce moment là elle vivait toute seule dans un studio près de la rue St-Denis. Elle était rentrée chez elle vraiment ivre la nuit précédente, et elle s'était renversé un gros radiateur électrique en métal sur le pied. Elle était tellement bourrée ce soir là, qu'elle s'était endormie quand même. Avant d'être réveillée le lendemain par une douleur intolérable. Je me rendis chez elle, et dès que je franchis le seuil, elle se mit à piailler. Ensuite j'appelai un taxi et nous descendîmes l'escalier. Elle hurlait à chaque marche. Après, les infirmières la détestèrent au premier coup d'œil parce qu'elle poussa des cris d'oiseau qu'on égorge dès qu'elle vit les blouses blanches. Je passai un coup de fil à Limonov pour qu'il vienne s'en occuper. À ce stade des opérations, j'avais besoin de boire un coup.



LE SOLDAT SUR LA COLLINE

Cependant, il y avait une autre facette chez cette femme, qu'on ignore souvent, à cause de ses excentricités. Un peu plus tard cette même année, elle retourna vivre avec son homme - et c'était vraiment son homme -, arrêta de boire, maigrit, se mit à répéter avec un groupe de musique, et écrivit deux livres l'un à la suite de l'autre, sans compter des poèmes et des chansons. Mince, svelte, et radoucie, la Medvedeva était une femme charmante.

C'est ici qu'apparaît mon histoire préférée. Plusieurs fois de suite, lors de mes visites chez eux, elle me contempla comme si elle avait vu un fantôme. Et c'était le cas. À cette époque, elle prétendait souvent que je ressemblais beaucoup à son frère. C'était vraisemblable, elle et moi avions le même genre de pommettes, des yeux clairs, une grande bouche. Elle racontait toujours la même histoire : pendant son enfance elle et sa mère allaient voir ce sacré frère qui faisait son service dans l'Armée Rouge, avec un panier plein de saucisson et, surprise, de la vodka. Elles prenaient le train jusqu'à un bled paumé autour de Leningrad, descendaient dans une gare déserte, et marchaient dans la neige. Elle s'arrêtaient toujours sous le même arbre et attendaient qu'il surgisse sur la colline, une silhouette de couleur sombre, sur fond blanc. Il soulevait la petite fille de terre, et elle était fière d'être la sœur de ce vigoureux soldat. Puis il mangeait le saucisson et buvait l'alcool avant de retourner vers la colline. Elles attendaient toujours qu'il ait disparu avant de repartir pour la gare vide.

Des années plus tard, à Moscou, quand j'essayai de lui rappeler toute cette salade sur son frère, elle eut un geste dégoûté de la main.

-Je l'ai revu. Maintenant, c'est un alcoolique.



Et c'est ce mélange que j'aimais bien chez la Medvedeva : l'âme en peine, et la garce désabusée. Une femme, comme on dit dans les magazines.



(Article paru dans eXile en mars 2003, sous le titre The Medvedeva woman, écrit en anglais et traduit par l'auteur, ce travailleur de force)


10.1.13

Alfred Dogbé l'éternel



MONSIEUR L’INSPECTEUR
DE ALFRED DOGBÉ

Sur la ville écrasée de chaleur, les tourbillons intermittents de l’harmattan…

Le souffle du vent balayait le marché désormais désert ; les marchands somnolaient harassés de fatigue. La joyeuse animation de la matinée était tombée. Là-bas, sous de sordides assemblages de planches,  de cartons et de haillons, des vieilles femmes attendaient. Elles échangeaient d’amères remarques sur la baisse des ventes, sur la taxe journalière qui avait triplé et dont elles pronostiquaient la baisse prochaine.
« Monsieur l’Inspecteur national des finances est arrivé ! Il nous débarrassera du percepteur des impôts et taxes ; ce mécréant boit notre peine en whisky… » Elles parlaient, essuyant sans cesse ce mélange de sueur et de poussière que les souffles de l’harmattan déposaient sur leurs peaux flasques et ridées.
Les vieilles femmes annonçaient l’imminente déroute des démons de la corruption. Elles vantaient la compétence vigilante et la probité indéfectible de Monsieur l’Inspecteur. Et elles se promettaient des jours nouveaux d’équité et de prospérité sous les abris précaires qui laissaient filtrer les rayons incertains du soleil, le jour de l’arrivée de Monsieur l’Inspecteur national des finances.
Depuis une semaine, la rumeur annonçait cette mission et devançait le déroulement de l’enquête. Les rues grouillaient de l’écho de magouilles sordides. Tout le monde savait désormais où étaient passés les fonds disparus de l’opération « Relance de la production sèche ». Toute la ville savait qui avait dilapidé le produit de la Collecte pour un développement total et autonome ». Personne, absolument personne, n’ignorait que les engrais et les semences donnés par les pays amis aboutissaient dans la ferme personnelle du chef du service d’agriculture. Le receveur des postes faisait un usage fructueux – à son profit – des fonds de la Caisse d’épargne. La fortune de l’agent comptable s’estimait en centaine de millions, celle du directeur local des douanes en dizaines de millions…

La chute des maîtres
Une semaine de dénonciations bien intentionnées, de persiflages haineux et de diatribes enflammées avait suffi pour que chacun sut que l’Inspecteur national devrait établir : l’origine et le volume de la fortune visible ou occulte des principaux cadres de l’Etat. La petite ville avait recensé et évalué leurs biens réels et imaginaires.
Et la ville avait devancé le verdict de Monsieur l’Inspecteur. De lourdes peines d’expropriation et d’emprisonnement avaient été distribuées. Par anticipation. La ville attendait la chute de ses maîtres vomis, enviés et craints. Celle de Boukar, car on l’a vu débarquer ici maigre et affamé comme un enfant abandonné ; celle de Tini, qui est lui aussi arrivé sans le sou ; celle de Chani également est inévitable, disait-on dans la ville, car il puait comme un ânon dans son blue-jean voici deux ans ; Dida doit finir en prison, qui accumule villas, voitures et femmes depuis sa nomination. La ville citait aussi Tanko et Komi : l’un avait envoyé six fois sa mère à La Mecque, l’autre livrait les jeunes filles de son lycée aux partouzes de ces mécréants…
Et la ville vibrait du récit des enquêtes du fonctionnaire rusé et pointilleux, inaccessible aux compromissions. Cet homme tout-puissant relevait directement du chef de l’Etat lui-même. Il avait mis à nu tous les tripotages, toutes les magouilles abominables dans d’autres régions du pays. « C’est un dur, mon cher, un homme !... Dieu bénisse l’Inspecteur national, le fils bénie d’une mère bénie ! Il nous délivrera ! »
La ville attendait, surexcitée et explosive. Et les persiflages haineux venaient relayer les murmures assoiffés de vérité dans la ville qui attendait, attentive aux moindres échos de l’enquête.

Éclairs de chair
Tout le monde savait qu’au second jour de sa mission, l’Inspecteur national avait un regard impitoyable sur les comptes de la Direction locale des impôts et taxes. Mais les jeunes commerçants désœuvrés restaient allongés dans la fraicheur sombre des magasins encombrés de pagnes hollandais, de tapis orientaux, de chemises coréennes, de chaussures italiennes aux coloris clinquants. Leurs radios-cassettes chantaient les récits du temps où les femmes étaient des hommes et les hommes n’étaient pas des hyènes. Le temps révolu des chefs prodigieux aux actions héroïques, aux paroles lumineuses de vérité et de courage. Les jeunes commerçants désœuvrés rêvaient de lointaines chevauchées en chassant les mouches.
Deux dames passèrent, qui longeaient les magasins pour échapper au soleil cuisant de l’après-midi. La richesse de leur toilette, l’élégance de leur démarche assurée, la vertigineuse ondulation des croupes rebondies captèrent tous les regards et suscitèrent des exclamations d’admiration. De tous les magasins, on s’arracha à l’envoûtement des sons du molo, à la fascination des âges morts. Pour regarder le balancement des bras de celle à la robe bleue, la cambrure des reins de celle qui porte le corsage jaune. On s’arracha à la verve exaltante du chantre des héroïsmes anciens, pour murmurer : « Regarde ! Par le sexe de la mère ! Regarde l’amphore du bassin de celle-ci ! » On se contorsionnait sur les nattes et les ballots pour mieux voir la poitrine de celle qui tenait le sac vert, pour voir les éclairs de la chair qui traversaient la jupe de l’autre. On tapait sur la cuisse du voisin. On décrivait les vibrations des rondeurs de la première. « Non ! Pas celle-ci ! Regarde, par le sexe de la mère ! Ce cou ! Ces jambes ! » On murmurait cela tandis qu’on criait : « Venez mes sœurs ! J’ai des draps… Regardez mes tapis de Libye… Voyez les velours de Paris…. Venez, jolies dames… des talons d’Italie ! »
Les deux dames passèrent dignement. Sourdes à l’animation gaillarde qu’elles avaient suscitée, indifférentes à l’avalanche de compliments salaces et de boniments insipides. Elles passèrent sans un mot ni un regard pour ces yeux d’hyènes qui brillaient dans la pénombre des boutiques, elles passèrent. Et disparurent dans l’atelier de Sadou le couturier. Sacré Sadou ! Il humera leur haleine fraiche. Il touchera leur peau satinée sous le prétexte de prendre les mesures des fesses et des poitrines ! Dans les boutiques, les gorges étaient sèches d’envie ; quelqu’un avait reconnu les épouses de l’ingénieur en chef du projet « Reboisement » et du percepteur des impôts et taxes. Les sacrés veinards !
Souffles sournois du désir
D’un magasin à l’autre, l’information courut, portée par les souffles sournois du désir et de la jalousie. « Elles viennent solliciter les secours des pouvoirs magiques de Sadou qui n’est pas que couturier, mais aussi géomancien, et peut coudre et découdre les destins. Elles perdent leur temps et leur argent ! Aucune intervention magique ne sauvera leurs crapules d’époux ! Ils s’enrichissent frauduleusement et ruinent les autres. Ces exécrables gloutons créent des entreprises fictives, accaparent tous les marchés juteux et oublient leurs promesses. Ils payeront immanquablement leurs forfaits. L’Inspecteur ne peut fermer les yeux sur leurs ignominieuses tractations. Cet authentique petit-fils d’un féticheur n’a rien à craindre de tous les magiciens du monde réunis ! Non ! Ce bâtard de Méké prétendument ingénieur forestier ne peut échapper aux griffes équitables de Monsieur l’Inspecteur, car il a couché avec toutes les femmes, même les épouses des commerçants qui fournissaient le projet ! »
On parlait ainsi quand les deux dames sortirent de l’atelier de Sadou le géomancien. Elles passèrent sans un mot ni en regard pendant que les jeunes commerçants désœuvrés déversaient le fiel de la rancune et de la rancœur. Ils dorlotaient des espoirs revanchards car ils savaient que la mission de l’Inspecteur se déroulait bien. Ce matin, le directeur local des impôts et taxes avait eu chaud ! On aurait entendu les bruits d’une violente dispute, les supplications efféminées de ce vampire de Tini qui a triplé la taxe journalière. On aurait entendu le non définitif de l’inspecteur. Le saint homme ! Il prie cinq fois par jour, il jeûne et fait l’aumône ; il ne boit jamais d’alcool ; il ne connaît de femmes que ses deux épouses fidèles… On déblatérait toujours quand les deux dames disparurent dans une luxueuse voiture aux vitres fumées.

Le dragon de la vérité
L’imminence des victoires du dragon de la vérité avait libéré la bouche du commérage éhonté, enlevé le bâillon du silence intéressé, ouvert les vannes du caquetage imbécile.
La ville attendait, déjà repue et vengée. Et les souffles mesquins de la revanche réglaient leurs comptes aux puissants, dans l’ambiance des bistrots de la grande rue.
Ils étaient quatre. Tous fonctionnaires subalternes. Des habitués. Ils surmontaient la déconvenue du coordonnateur Balla qui avait subi le contrôle de l’Inspecteur dans la matinée. Alio, son secrétaire financier racontait. Il mimait les sueurs froides, les explications confuses et les justifications embrouillées de son patron. Le coordonnateur des coopératives, haï pour sa sévérité et son arrogance, aurait cherché chez ses assistants un regard complice, un secours quelconque. Vainement, car il n’avait jamais partagé avec personne. Alio raconta les factures falsifiées ou payées deux fois. Les stocks inexistants mais comptabilisés plusieurs fois. Alio reprit le récit des grands moments de la journée. Plusieurs fois, le rire gras et méchant de ses compagnons éclata victorieusement. Et leurs yeux buvaient les paroles d’Alio qui triomphait des malheurs de son patron.
« Balla sera inévitablement muté, cassé, révoqué, emprisonné. Balla sera remplacé ! » Avec ses compagnons, Alio pesait les chances des assistants  de son ancien patron. Souls et heureux devant la table jonchée de bouteilles vides. Ils étaient avachis dans leur siège. Ils se demandaient qui remplacerait le patron d’Alio.
Assoiffée de justice
Les souffles de vile jalousie auguraient des jours amers de déchéance et de regrets pour le coordonnateur Balla. En ce troisième jour, le brouillard de l’harmattan cacha le soleil et enveloppa la ville d’un épais nuage de poussière. Et la ville attendait, assoiffée de justice.
Dans un autre bistro de la grande rue, les souffles intempestifs de l’indignation pénétraient le silence immaculé de la démission, tel le castrat qui étreint la vierge.
Un petit vieux se battait  comme un lion contre un billard électrique. La machine clignotait de toutes ses lumières à un rythme vertigineux. Les lunettes du petit vieux reflétaient les feux bleus, jaunes, verts, rouges qui s’allumaient et s’éteignaient. La technique parfaite du joueur, son assurance et sa précision arrachèrent un hourra enthousiaste aux trois hommes qui suivaient la partie, bouteille à la main. Le petit vieux aux lunettes multicolores sourit béatement, car l’appareil affichait une suite de douze numéros. La machine était vaincue. Elle émit de longs tintements de soumission. Le petit vieux fut acclamé. Longuement. Car personne n’avait jamais réussi pareille prouesse depuis l’installation de cette machine qui était devenue l’unique préoccupation des jeunes fonctionnaires de la ville. Le prodigieux héros fut applaudi et félicité. Ses adversaires lui offrirent chacun une bière. Chacun s’engagea à l’égaler et la partie suivante commença aussitôt. Le petit vieux triomphait. Un petit sourire moqueur aux lèvres, il regardait ses adversaires se défoncer comme si leur vie en dépendait. Il les regardait quand une voix éclata derrière lui, si violente qu’il se retourna.

Chimères révolutionnaires
Au fond de la salle, deux hommes discutaient avec véhémence. Deux enseignants bien connus dans la petite ville. L’allure d’étudiants jamais d’accord avec rien ni personne. Bagarreurs et l’insulte toujours à portée des lèvres, ils passaient pour des polissons parmi les habitués du bistrot, pour des idéologues fanfarons qui nourrissaient l’ambition farfelue d’embarquer tout le monde sur la nébuleuse de leurs chimères révolutionnaires. Leur franc-parler frisait le suicide par procuration. L’un deux avait écopé l’année précédente d’un mois d’emprisonnement sans procès pour avoir dit, les yeux dans les yeux, au chef du district qu’il était un pantin administratif et un escroc politique.
Ce soir, c’est contre l’Inspecteur national que l’enseignant vitupérait. Le petit vieux s’approcha des deux hommes à petits pas calmes. Indifférent aux regards furtifs et étonnés qui se portaient sur lui. L’enseignant gesticulait : « … Une mascarade ! Une parodie de justice ! On leur demande de restituer les sous au peuple. C’est très simple ! Ils font appel à des amis qui vident momentanément d’autres caisses de l’Etat afin de régulariser la leur. Après l’inspection tout redevient comme avant ! Et le tour de passe-passe n’est même pas secret. On se moque de nous ! »
Le petit vieux regarda avec un petit sourire amusé les lèvres qui tremblaient d’exaspération et les petits yeux noirs qui lançaient des éclairs de rage impuissante. L’enseignant leva son verre. Alors son compagnon prit à son tour la parole : « Tu as positivement raison. Ce qui me choque, moi, c’est d’entendre parler d’assainissement, de moralisation de la vie publique. Or, ce chien d’Inspecteur use ouvertement de chantage et fait payer son silence en femmes, en bétail, en terres et en voitures. L’ignoble bouffon déniche les fraudes, s’enrichit et passe pour un modèle de probité ! Saisis-tu comment il a obtenu sa nomination au poste d’Inspecteur national des finances ? Laisse-moi te raconter… » Sa voix était enflammée. Il rectifia sa pose et ajusta ses verres correcteurs. Il vida sa bouteille dans son verre et le verre dans sa gorge. Son compagnon faisait des signes désespérés à la serveuse.
« Ragots d’aigris ! » se dit le prodigieux héros aux verres multicolores. Il se remit à suivre le clignotement de la machine et les cris hystériques de ses adversaires. Encore deux joueurs avant son tour. Le petit vieux sortit du bar enfumé où les souffles impuissants de l’indignation intempestive se noyaient dans le vacarme innocent des rires et des plaisanteries. Au-dessus de la terrasse du bistrot, les étoiles scintillaient, pareilles à des milliers d’yeux rieurs et malicieux. La lune cachée derrière un épais nuage sombre irradiait le ciel d’une lueur bleutée. Le petit vieux sentit les souffles froids et cruels de l’harmattan lui cingler le visage.


Fourgon blindé
La ville attendait, traversée par les souffles froids et cruels de l’harmattan…
Embourbée dans la glue de l’exubérance inconséquente, la ville attendit jusqu’au huitième soir, où l’Inspecteur s’en alla.
Le fourgon blindé précédé par le car des policiers traversait la ville qui résonnait des échos de la brillante réception offerte la veille. Une fête ! Il fallait voir, mon cher, hier au quartier administratif. Tous y étaient : Balla qui aurait détourné quatre-vingt millions de nos francs ; Dida qui avait volé deux cent cinquante millions. On avait vu Abaldé dont l’épouse est si obèse qu’elle ne vient plus au marché. Djigal qui ne passe ses congés qu’en France. On avait vu Halidou, dont les fils seraient tous en Europe, et Kourba qui ne boit que du vin. Même Omar. Il y avait tout en abondance. Ils avaient bu, mangé et dansé. Ils avaient pris une photo de famille avec Monsieur l’Inspecteur national. Une photo instantanée où tous souriaient.
Le convoi passa dans les rues poudreuses de la petite ville qui se délectait des échos de la fête. Luisant sous les rayons incertains du soleil couchant, le convoi passa devant des enfants presque nus qui se disputaient un vieux ballon. Les enfants regardèrent les vitres obscures du fourgon qui cachait les cadeaux et les instruments de la vérité. Fascinés, les enfants avait abandonné  le vieux ballon rapiécé. Immobiles et silencieux, ils regardaient. Dans leurs grands yeux ébahis se lisaient l’admiration et la confiance.
Le convoi de la vérité passa, qui emportait les soupçons, les craintes et les espoirs de la petite ville. Monsieur l’Inspectait réservait la primeur de ses conclusions au chef de l’Etat lui-même.
Ce jour-là, les souffles de l’harmattan passaient sur la ville… Ils passaient, rafales violentes qui dénudaient les arbres, arrachaient branches, foulards et pagnes. Les souffles froids et cruels balayaient la ville, tourbillons de poussière et de feuilles mortes qui desséchaient les lèvres, meurtrissaient les yeux. Les bourrasques courroucées de l’harmattan passaient… Et la ville vivait dans la douleur.
Rixe sanglante
La bagarre éclata, violente et confuse. La cour du lycée n’était que lambeaux d’habits arrachés et déchirés que le vent emportait ; livres, chaussures, cartables et cailloux volaient, propulsés vers les poitrines, les cous, les têtes. La cour était folle. Personne n’échappait aux coups, au choc des projectiles. Certains élèves pleuraient de douleur, criaient de peur. D’autres appelaient à l’aide.
La mêlée était effroyable. Certains fuyaient, le visage congestionné de peur et d’étonnement. Une fille traversa la cour, nue comme la vérité, hurlant comme une démente. Elle courut droit devant elle. Les yeux fermés, elle sauta par-dessus le mur du lycée. Et le tourbillon des coups et des coures-poursuites mourut dans la rue. Comme il avait germé subitement.
La ville vivait dans la douleur, en cette matinée où les souffles embarbouillés de l’équité avaient brisé les bornes mesquines des murmures scandalisés, rompu les digues hésitantes des chuchotements fallacieux, franchi les barrières indécises du silence vénal et des indignations momentanées. Et la ville vivait dans la douleur.
La cour du lycée était maintenant dévastée, jonchée d’adolescents gravement blessés, filles et garçons hébétés qui baignaient dans leur sang Le portail était arraché ; les tableaux et les tables-bancs des classes brisés, les bureaux envahis par les élèves qui tremblaient, pleuraient mais ne savaient pas. Des professeurs sortaient des placards. Ils avaient fui la furie. L’un deux avait la face tuméfiée, un autre l’œil fermé. Ainsi était le lycée quand les policiers et ambulanciers arrivèrent.
Les bruissements de la veulerie et les mirages de l’équité avaient couvé le typhon de la candeur.
Et la ville vivait dans la douleur en cette matinée où Taya, le meilleur de la classe de sixième, succomba aux coups. Dans la classe quelqu’un l’avait traité de fils de voleur. Les souffles mauvais du persiflage et de l’irresponsabilité avaient inspiré Soueba. A la face de Madou, elle avait crié : « Va te faire voir, fils de voleur, va te faire voir ! » Douloureuse matinée de mesquinerie où Diallo rapporta à ses camarades les forfaits du père de Mamane. Terrible matinée où ils refusèrent de partager les mêmes cours que les fils insolents des affameurs du peuple.
En cette honteuse matinée d’inconséquence et de démission, le surveillant général regardait les décombres de la discipline qu’il avait instaurée dans le lycée. Une colère immense étouffait son désarroi. Et il se demandait : « qui m’a confectionné cette merde ? »

© Alfred Dogbé