7.9.13

Contre l'église du "polar"


         L’ANTIPOLAR DU WEEK-END
         En 1979, les bars étaient enfumés, les belles étaient envapées, l’alcool coulait à flots, la blanche du Triangle d’Or était coupée dix fois avant d’illuminer les rues et les artères — l’éclat magnétique de ses cristaux, persistant sous le lactose. Une époque de sauvagerie contenue — à grand peine. Rêveries américaines d’une autre couleur, alors. La déchéance urbaine comme contre-ciel d’errance, où l’enfer du nomadisme des villes était paradisiaque. On nettoya Belleville, par la suite, dont les venelles étaient si propices au florissant commerce de l’héroïne. On démolit ses arrière-cours, les opérations de promotion immobilières suivent de près les opérations policières.
         Cette année-là, Sid Vicious mourut d’une overdose au Chelsea Hotel, peu après sa sortie de la prison de Riker’s Island suite au meurtre de sa petite amie, Nancy Sprungen. L’Armée Rouge entrait en Afghanistan après la prise du palais du président Amine, par le groupe Alpha du KGB, massacrant la garde qu’ils avaient eux-mêmes formés et le président en personne.

Et Jacques Monory publia Diamondback chez Christian Bourgois. Monory utilisait le folklore polar dans sa peinture et dans son personnage, difficile à coincer sans son Borsalino (votre humble serviteur l'avait ainsi interviewé au début des années 1980, avec son chapeau). Sa série picturale des « Meurtres » était une surprenante veine d’inspiration bleutée, décalant l’assassin, l’arme, la victime et le mobile vers la cruauté indistincte du style. Dans Diamondback, on ne s’embarrassait pas de manières : poursuite sur deux cents pages dans l’espace américain, motels et autoroutes où l’on s’extermine, personnage anonyme traqué par des tueurs anonymes pour des raisons énigmatiques, la logique des règlements de comptes se passant d’explications didactiques. Des courses folles en voiture dans l’immensité désertique, des stations-service traquenard, des lieux à la géométrie sans âme et sans histoire, l’idéal du flingueur en embuscade, des lieux où l’on ne laisse pas de traces, puisqu’ils n’existent que comme signes marchands sur le territoire négatif de l’abstraction.
S’échapper, vite, j’en ai buté trois dans ce motel. Ils ne m’auront pas. Mais toujours de nouveaux poursuivants, plus implacables que leurs défunts collègues, venaient annuler les victoires à la Pyrrhus de notre héros sans gloire et sans objectif — que de sauver sa peau.

 À peu près à la même époque, Baudrillard publiait ses méditations sur « l’espace sans Dieu » américain. Bien plus laborieux. Bien moins imagé que l’errance désespérée de Diamondback, sans mémoire, sans espoir, dans la ligne de mire sans états d’âme du peintre Monory, qui réussissait, la performance est à signaler, un roman pictural !… Antipolar sans enquête, sans femme fatale et sans mobile, pure esthétique de la violence sans motifs apparents, de la fuite en avant vers un désert de plus, un pas supplémentaire vers la tuerie finale.
En 1979, dans notre errance en vase clos, Diamondback devint ainsi une Bible minimaliste de premier ordre.

          Thierry Marignac, 2013
P.S. La meilleure vanne du peintre : "Je vous parie mille dollars que je me suicide dans dix minutes".