17.7.13

L'encre qui coule à flots sur le sang des poètes…


         L’amitié et la fantaisie
         Je me souviens de Charles Duits, poète et écrivain surréaliste tardif, que j’ai à peine entrevu, pourtant. J’ai du le voir trois fois et à peine communiqué avec lui, sinon pour un regrettable accès d’impulsivité dans mon prurit de tout rejeter à vingt ans, qu’il eut l’intelligence et l’amabilité de remettre à sa place, en se moquant gentiment de mon anarchisme déplacé.
         Je ne sais plus comment j’étais arrivé dans sa mansarde rue d’Assas, par un après-midi très vague dans mon errance d’alors. Certainement plus ou moins grâce à Daniel Mallerin mon éditeur, mentor et ami, depuis tant d’années que ça fait mal de s’en souvenir. Mallerin était très proche de Duits à cette époque, de son épouse délirante, de son fils, étrange. Mallerin avait édité un Cahier du Silence, défunte collection de feu l’éditeur suisse Kesselring, consacré à Duits. Du coup, j’imaginais que l’écrivain faisait partie de l’Establishment !… Je crois que Duits s’était mis à parler de Dieu, et quoique je n’aie rien dit jusqu’alors, j’étais parti dans une tirade boute-feu athéiste qui avait fait sourire le vieux sage. Je ne me souviens plus de sa réponse,  sinon qu’il m’avait dit, en gros, tu peux jouer les cow-boys, ou bien on peut parler. D’une manière suffisamment subtile et avec assez d’humour pour m’impressionner.
         Ensuite, un tout petit lascar de ses amis, genre Arménien basané, ou Grec, ou Sarde, métèque, quoi (j'ai, bien entendu complètement oublié le nom de ce mec-là, et le titre de son bouquin), s’était pointé chez lui avec son nouveau livre à la main. Duits — un homme de 60 ans environ à l’époque, couronne de cheveux blancs entourant sa calvitie, visage de sérénité — s’était mis à lire l’Opus de son ami couleur caramel — et tout de l’intellectuel réfugié politique Montparnasse qui se néglige. Je ne me souviens que de quelques mots du début de ce livre : — Et Job s’adressant au Tout-Puissant… S’ensuivait une longue série de récriminations terrestres à l’encontre de l’Éternel, se terminant par : Pourquoi est-ce que tu m’as fait ça ?…
Et le Seigneur répondait :  Job, c’est parce que je ne peux pas te piffer !…
Et Duits referma le livre bruyamment, dans l’hilarité du public (dont moi), en remerciant son ami d’une occasion de rire.
Duits avait connu André Breton à New York dans les années 1940, une affaire qu’il avait raconté dans un livre au titre éminemment surréaliste : André Breton a-t-il dit passe. Comme Duits avait alors 17 ans, et que c’était déjà un poète extrêmement doué, le pape du surréalisme avait été séduit et toutes les comparaisons fatiguées rimbaldiennes avaient joué dans cette amitié un rôle non négligeable (quoique regrettable comme toutes les mômeries sur la tarte à la crème Rimbaud). Je ne me souviens que d’un seul passage du livre de Duits sur Breton, celui où le jeune homme, presque un adolescent, emporté par les théories anarcho-tralala de l’écrivain reconnu de vingt ans son aîné, lui proposait, en voyant un flic américain au coin d’une rue, de se jeter sur lui pour lui faire un mauvais parti. Or Breton, courageux mais pas téméraire, faisait remarquer à Duits que le robuste cop new-yorkais avait des muscles comme des pastèques, une matraque et un flingue, l’entreprise était donc sans doute vouée à l’échec. Et Duits de conclure : J’étais soulagé, tout de même, déçu, mais heureux…

J’avais lu un autre livre de Duits : La Salive de l’éléphant. Encore une fois (que le lecteur me pardonne cette ritournelle !…) je ne me souviens que d’un seul chapitre. Dans ce livre, la salive de l’éléphant est un aphrodisiaque du feu de Dieu, qui rend les femmes torrides et les hommes insatiables. Si mes souvenirs sont exacts, Duits avait écrit ce roman en 24 ou 36 heures, suite à un pari avec son éditeur. Avait-il consommé de la mescaline pour ça comme c’était son habitude à l’époque ? Je ne sais plus. Bref, dans le chapitre dont j’ai gardé mémoire, un ami demandait à Duits pourquoi un type aussi doué que lui écrivait de la pornographie ?… Et l’auteur de répondre par une théorie moderniste Dada sur l’interaction du public et de l’œuvre : Parce que c’est le seul moyen d’avoir une influence immédiate sur son lecteur !… Je change son état de conscience au moment même de la lecture !…
Bien des années plus tard, au soir d’une journée où je m’étais servi du nom de Duits, qui n’était plus de ce monde— et ne risquait donc pas de me contredire — pour me sortir d’un mauvais pas dans une affaire douteuse, j’échouais en fin de course, chez une vieille amie. Un des tableaux de Duits suspendus au-dessus de mon lit de bohème se décrocha du clou (Touche-à-tout surréaliste, Duits était doué en peinture, littérature, poésie) pour me tomber carrément sur la tête. Aucun doute dans mon esprit : c’était une petite vengeance du vieux farceur qui avait une fois de plus remarqué que je passais les bornes. Duits a-t-il dit tu chies dans la colle…
Cet homme que j’ai si peu connu avait réussi à me communiquer la mauvaise graine, qu’un ami très cher, fréquenté très longtemps, Patrice Duvic, autre éditeur-auteur fou de science-fiction, hélas lui aussi aujourd’hui au royaume des ombres tenait pour le Graal : foin des sermons en chaire, la littérature, c’est l’amitié et la fantaisie.
TM, 2013.