12.3.13

De la traduction comme une trompette de Jéricho

Kira Sapguir
Notre amie et collaboratrice occasionnelle Kira Sapguir, après certaines réserves au sujet de Des Chansons pour les sirènes ouvrage auquel elle a participé, a finalement écrit un très généreux article de critique, disponible, pour nos lecteurs russophones, au lien suivant :http://www.lgz.ru/article/21036/
sur le site de la revue littéraire, Literatournaïa Gazeta.
Feu Rodolphe Garabédian, à droite, metteur en scène en herbe, et TM, à gauche (positions exactement inverses de leurs convictions respectives) auteur en gestation, dans un bistrot de la rue St-Denis, vers 1979.

         LA MURAILLE DE VERRE
         De Kira Sapguir
         ( Article paru dans « Literatournaïa Gazeta », traduit par TM)
         Dans le monde fantasque de l’interlinguistique, deux civilisations se contemplent comme à travers une muraille de verre. Tout est visible, tout est clair — tout en restant simultanément inaccessible, impalpable. Sur ce plan-là, deux forces élémentaires — française et russe — ressentent dès l’origine une attraction répulsion instantanée. Les Français sont par exemple agacés par notre piété envers Pouchkine. À l’épreuve de la traduction, sa poésie perd son éclair de génie. (Notons que la traduction de la langue de Pouchkine dans la langue de Racine est plus difficile qu’en sens contraire).
         Seul un fanatique ou un aventurier hardi osera tenter de traverser cette muraille de verre, décidé à se risquer dans un dangereux territoire sans garde-fous… C’est à cette catégorie de possédés qu’appartient Thierry Marignac.
         Ce romancier a appris le russe (pour paraphraser le poète) « Rien que pour tenir une conversation avec Limonov ». Ils se lièrent d’amitié lors du séjour d’Editchka sur les berges de la Seine. Et Marignac resta à jamais sous l'influence du charisme de Limonov — poète et chef de meute.

         De plus, Marignac apprit la Russie, comme on ne peut que le souhaiter, « pas dans les manuels ». Ses « universités russes » furent les ruelles déshéritées de la capitale, les « villes au nom d’usine métallurgique » moroses de la province russe. C’est là que Marignac, ancien boxeur amateur entraîné s’aventura à la recherche de la « Russie sans camouflage ». C’est à cette « Russie des faubourgs », que « le chevalier des lettres en gants de boxe » français consacra une série de romans (et nous ajouterons qu’il commença bien avant le sieur Carrère). Ainis avec le thriller psychologique « Fuyards », le livre consacré aux toxicomanes ukrainiens (notamment à Odessa) « Vint », et enfin « Milieu hostile », sur les SDF du Sud de la Russie. Chacun de ces livres est dans son genre une « notice du souterrain », peuplé d’étranges étrangers, de gens plongés dans une anfractuosité de l’époque.
         Et, il y a peu de temps — de façon complètement inattendue — l’éditeur « L’Écarlate » a publié l’anthologie « Des Chansons pour les sirènes », où figuraient des vers de trois poètes russes traduits par T. Marignac en édition bilingue : Natacha Medvedeva, Sergueï  Essenine, et Sergueï Tchoudakov.
         Il est quelque peu étrange de constater que sur la couverture de cet ouvrage le nom du traducteur s’étale en capitales et en tête de gondole. (J’ajouterai que le nom de l’auteur de ces lignes y figure également, balancé au petit bonheur dans ce recueil comme un « Portrait de groupe dans un paysage après la bataille » …).
         Quel est pour le traducteur le lien entre ces poètes de dimension complètement différente ? Soyons indulgents : il est difficile au Français enthousiaste de la muse russe de comprendre qu’Essenine, adoré au départ par les grands-ducs, et ensuite par les dirigeants soviets, n’avait pas grand chose d’un marginal. Et aligner un des meilleurs poètes russes (Essenine) aux côtés de Medvedeva — relève du sacrilège. (En dépit du culte qui entoure désormais feu l’épouse morganatique de Limonov).
         Et tout à fait hors normes dans ce trio — Sergueï Tchoudakov, raffiné, cynique, héritier paria de Batouchkov !
         Il est possible que Marignac ait rassemblé ces trois-là pour se reposer dans la compagnie de ses semblables. En effet, cet auteur est une relique héritée des étudiants émeutiers de 1968. Il aime Essenine moins pour ses « forêts dorées » que parce que le poète est l’idole des ivrognes russes — mot pour mot, « il buvait autant que nous ».
         À la différence d’Essenine, les vers de Medvedeva ne peuvent se lire sans connaître le contexte de ses escapades désastreuses. Et T. Marignac fut tout d’abord attiré vers Tchoudakov en raison de sa biographie pittoresque — pour laquelle, le traducteur, ne doutant de rien, le gratifie même du qualificatif de « Mallarmé rouge » ! Pourtant, selon les mots de Marcel Proust «  L’homme qui bavarde au salon et celui qui compose sa poésie, sont deux individus distincts ». Selon la célèbre théorie de Proust, il convient de faire la différence entre l’œuvre et la biographie de l’auteur.

         Qu’est-ce qui plait chez ces trois poètes, à leur « gardien du temple » français ? En fait, Thierry Marignac, par son style, son mode de vie, et ses livres, est typiquement un « anarchiste de droite ». Au premier abord, cette expression, choc de termes contradictoires, semble un oxymore. Mais c’est souvent ainsi que se baptisent les individualistes, en marge de la société, artistes et intellectuels vivant avec le sentiment de leur liberté intérieure.
         Enfin, que représentent ces traductions ? Le bousculeur d’idées reçues Henri de Montherlant  affirmait que la qualité d’une traduction ne changeait rien (prenant pour exemple les traductions indigentes de son mentor, Léon Tolstoï). Un grand auteur reste un grand auteur quoi qu’il en soit. Cependant, on peut et l’on doit  juger une traduction suivant ses mérites.
         Les traductions de Thierry Marignac, malgré leurs travers occasionnels — sont crédibles par leur tonalité, leur son, leur instinct, leur sens général du tact. Et le plus important, cet auteur français, avec un authentique sens de la langue russe, cherche le salut pour d’autres et pour lui-même dans la littérature — et cogne sur la muraille de verre avec un désespoir acharné.
         Kira Sapguir, mars 2013.