26.12.12

Kafka 03/12/1911


hotel "Kazan", Tatarstan

traduit par Vincent Deyveaux

franz kafka se prépare à lire à ses soeurs l'autobiographie
de Franz Grillparzer
il attend que les auditrices prennent place et le fixent attentivement
ceci fait il commence à lire
au début il manque de souffle
lance des regards furtifs vers les soeurs

la description des pièces sombres et de la cave en bois ne leur fait pas impression elles ne sont pas effrayées par la ruelle fangeuse sur laquelle donne la chambre d'enfant par sa grande dimension les angles obscurs le sordide de la cave
par les rats passant entre les jambes

kafka rétracte le bout de ses doigts et s'efforce de surmonter l'obstacle intérieur qui gêne le libre cours de sa voix
il parle de l'engouement de Franz pour le théâtre sa voix gagne en assurance
il énumère les manteaux de soie les camisoles les vestes les larges ceinturons les bracelets les colliers l'attention de l'auditoire se ravive et cela l'encourage la digue cède et sa voix prend de l'ampleur
il parle des premieres tentatives poétiques de Grillparzer ne remarquant déjà plus ses soeurs la voix de kafka est assurée emplit l'espace de la pièce
la pièce la maison le monde tous prêtent l'oreille à ses mots tout lui répond tout résonne
il sent en lui quelque chose de rare une assurance un motif un droit une raison d'être il a

"fête de la Marine", Kazan, Russie
le droit de vivre aucun doute il existe de plein droit et ce droit n'est pas moindre que celui d'autrui non en rien
il raconte comme Franz s'est amouraché ses premières chansons ses premières pièces le parrainage du comte Stadion les intrigues des envieux et la réaction de la censure

il existe il existe aucun doute là-dessus et son prénom franz s'écrit avec une majuscule tout comme à Franz Grillparzer

à cet instant les parents rentrent des courses
la voix du père retentit
ses pas

l'horizon se retrécit
la digue en dedans se reforme
le monde ne résonne plus
le motif est perdu le droit expire
plus du tout aucune raison
aucune raison d'être

franz se tait

vite les soeurs quittent leurs chaises
entre la mère et à sa suite
le père

Kazan
Кафка 03/12/1911

франц кафка собирается читать сестрам автобиографию
Франца Грильпарцера
он ждёт когда слушательницы усядутся и внимательно на
него посмотрят
дождавшись он начинает читать
поначалу ему не хватает дыхания
он бросает быстрые взгляды на сестер

описание сумрачных комнат и дровяного подвала не
производит на них впечатления их не пугает грязный проулок на который выходят окна детской её огромные размеры темные углы жуть дровяного подвала
крысы бегающие по ногам

кафка складывает кончики пальцев и пытается преодолеть
внутреннее препятствие мешающее его голосу литься
свободно
он читает об увлечении Франца театром его голос становится тверже
Kazan

он перечисляет атласные плащи камзолы колеты широкие
пояса браслеты ожерелья
внимание слушательниц оживляется и это его подбадривает
плотина рушится пространство для голоса расширается

он читает о первых поэтических опытах Грильпарцера уже
не замечая сестёр
голос кафки звучит уверенно и наполняет собой всю
комнату
комната дом мир все прислушивается к его словам
отзывается резонируется
он ощущает в себе нечто редкое основание причину право
резон д'этр он имеет


право существовать никаких сомнений он существует по
праву этого права у него не меньше чем у других нисколко

он читает о влюбленности Франца о первых песнях и пьесах
о покровительстве графа Штадиона об интригах завистников и о противодействии цензуры

он существует существует в этом нет сомнений и его имя франц пишется с большой буквы так же как имя Франца Грильпарцера

в этот миг из магазина возвращаются родители
раздается голос отца
его шаги

горизонт суживается
внутренняя плотина восстанавливается
мир больше не резонирует
Kazan
потеряно основание утрачено право
нет больше ни одной причины
никакого рэзон д'этр

франц умолкает

сестры поспешно встают со стульев
входит мать и за ней
отец

Vladimir Ermolaev
extrait de "Kafka" dans"Tributs et hommages", koultournaya Revolucia, 2011
traduction et photos: Vincent Deyveaux

21.12.12

Les saisons de Sergueï Tchoudakov




(Traduit par TM)
La vie va son cours on vous brosse le paletot
On entame le mois d’août, juillet se fait la belle
Répétition d’une sueur mortelle
On se goinfre de cachets médicaux
Sergueï Tchoudakov

Жизнь идёт вытираются польта
входит август уходит июль
репетиция смертного пота
пожиранье аптечных пилюль
Сергей Чудаков

D'orange et d'or émaillés
Chênes, érables et saules vont s'effeuiller
En déroute les pouvoirs forestiers
Éparpillent leurs archives, paniqués
Sergueï Tchoudakov

Оранжевая золотая
С дубов слетает с клёнов с ив
Лесные власти отступая
Бросают в панике архив
С. Чудаков

20.12.12

La foule des démons en sommeil



         À soi-même
         (traduit par TM)
         J’ai tant voulu m’assurer
         Que je ne l’aimais pas, je voulais
         L’insondable mesurer
         L’infini amour, je limitais.

         D’un instant, la négligence
         A restauré sa puissance
         Me prouvant que des exigences
         De l’âme, on ne peut être en partance ;

         Que mes chaînes n’étaient point brisées
         Que ma sérénité aux heures de veille
         N’était que la voix d’un ange envolé
         Sur la foule des démons en sommeil.
         M. Lermontov    
        
         К себе
         Как я хотел себя уверить
         Что не люблю её, хотел
         Неизмеримое измерить
         Любви безбрежной дать предел

         Мгновенное пренебреженье
         Её могущества опять
         Мне доказало, что влеченье
         Души нельзя нам побежать;

         Что цепь моя несокрушима
         Что мой теперешний покой
Лишь  глас залетный херувима
Над сонной демонов толпой.
М. Лермонтов

         

4.12.12

Au-delà du cercle polaire II (Plus loin que la vie)







Norilsk, (Suite).
(Traduit du russe par TM).
…Les populations locales — Evenks, Nenets, Dolganes — vivent dans des réserves. Ils ont des problèmes sanguins — cent grammes de vin et ils dormiront pendant vingt-quatre heures ! À la moindre occasion ils essaieront de refiler à leurs « femmes » à leurs hôtes, ils meurent petit à petit et tentent, comme ils peuvent de se sauver. Ils vivent dans une dépendance complète à l’aide de l’État (nourriture, éducation, vacances au « pays », etc).
         Achtung ! Si l’on se prend le bec avec un indigène et que on se fait coincer — galère ! Ils te submergent et peu importe qui a commencé. En revanche, la chasse et la pêche chez eux — c’est super.
         Profitant de l’occasion, je raconterai la variante « pêche civilisée » que m’a montré un vieux blanchi sous le harnais. Il faut revêtir sa « tenue des bois », mais bourrer son sac à dos de vêtements de ville et de conserves, aller à la plus proche réserve et vider son sac. En échange de vin et de conserves on fait le plein d’esturgeon, on se rhabille en vêtements de ville, on esquive les avances des « femmes » indigènes (très difficiles à différencier des hommes sous des couches de crasse accumulée) et en joyeux « vacanciers » on échappe aux garde-chasse, garde-pêche. De retour dans la civilisation, on se goinfre d’esturgeon.


         En général, les gens gagnent bien leur vie. Pour un séjour de deux ans primes d’usine, primes « compensatoires », « doubles » vacances, voyage payé. La salaire moyen pour un travailleur d’usine atteint les mille dollars (2004), mais les prix —Oh, Bonne Mère !…— pratiqués en ville dépouillent littéralement la population, et quant à l’écologie… Norilsk paie des indemnités de pollution au Canada. Je dirai simplement qu’aux personnes ayant travaillé vingt ans sur place ou vécu trente ans en ville, les médecins « déconseillent » de rentrer au pays — il arrive fréquemment que les organismes des septentrionaux ne supportent pas d’êtres transplantés.
         On y trouve la mosquée la plus au nord du monde (bien que ce soit le cas d’à peu près tout). Il y a pas mal de Musulmans. Mais comme partout, n’est-ce pas ? Le chef de la police lui-même porte un nom de famille non-russe. On l’a autrefois guéri de la toxicomanie à l’héroïne. Le théâtre est excellent. Smotounovski y entamé sa carrière créatrice. Le musée — est indigent. La station de ski est fabuleuse — tout le monde la recommande ! Et puis, naturellement, les restaurants cabarets. Les gens du cercle polaire savent et adorent se saouler la gueule. Un palais de glace, un stade, deux salles de concert. La chasse et la pêche défient toute concurrence.
         La criminalité en ville est très faible. Il faut dire que c’est une petite ville — tout le monde se connaît, ayant fait ses études ou travaillé ensemble. Les gens sont occupés à gagner du fric, et ça marche très bien — voler est inutile. Le vol de voitures n’existe pratiquement pas — où irait-on avec ? D’après certains bruits qui courent, les truands de Krasnoïarsk ont envoyé des observateurs dans les années 1990, mais ils sont très vite rentrés chez eux (dans leurs cercueils). Depuis cette époque la ville vit sur ce qui la fonde. Même les flics ont obtenu des autorités de la région le droit de « liquider » eux-mêmes les marchandises confisquées. Après ça, on a vu apparaître les caméras de surveillance. En fait le laboratoire de la police est merdique : ils prennent le PCP pour des amphétamines jusqu’à aujourd’hui.
         La particularité de la défonce en cercle polaire tient à ce que tout est importé. Il ne pousse rien de psychotrope aussi loin au nord. Mais on importe à peu près tout.
         Du hasch d’excellente qualité. En général l’herbe et le hasch ne sont pas à vendre, « conso perso ». Les endroits où s’en procurer sont très éphémères.
         L’héroïne : franchement je ne sais pas (je n’en prenais pas) mais elle était bonne, d’après ce qu’on raconte. Pour l’instant ils ne la coupent pas trop. Les dealers livrent à la maison, grâce à leur Pagers.
         Le Vint (méthamphétamine) est fabriqué avec du Soloutane et de l’éphédrine d’importation, impossible d’en trouver à l’hosto ni dans les pharmacies. Les points de vente sont connus des flics depuis longtemps (j’ai pu moi-même le constater, sous l’œil des caméras de surveillance).
         On distribue l’exta dans les discothèques et les boîtes de nuit.
         Je ne donnerai pas les prix — mes infos datent. Du reste, personne n’ira là-bas. Il faut obligatoirement prendre l’avion ( ça coûte dans les 150 $). Pendant la courte période d’été on peut y aller par voie fluviale, le voyage dure environ une semaine. Je dirai simplement que les prix sont comme à Moscou, plus 30%.
         On peut vivre aussi loin au nord. Mais pour paraphraser une citation d’un film connu :
         « —Venez nous voir si vous passez dans le Cercle Polaire !… — Hum, non, venez plutôt vous !… »
BrosFox
(Article paru dans La revue des groupes à risques, avril 2004)

2.12.12

Plus loin que la vie



         NORILSK
         De BrosFox
         (Traduit du russe par TM)
         Avant de commencer à parler de ma ville natale — une petite précision : ces informations sont anciennes. Je n’ai pas mis les pieds dans ma patrie d’origine depuis déjà sept ans…
         Norilsk, c’est « La perle du cercle polaire », c’est « Los-Vietros », c’est « L’astéroïde militaro-industriel n° 69 ». Deux cent mille habitants (probablement plus aujourd’hui).

         Dans les années 1930, au siècle dernier, la présence dans le pays d’une masse importante de prisonniers politiques exigeait qu’on les affecte à des travaux correctionnels ; le camarade Zaveniaguine découvrit fort à propos des filons très abondants de nickel, platine, cobalt, cuivre ( en tout 75 types de minerais différents). Il n’y avait qu’un seul point épineux — ces mines étaient situées sur le 69ème parallèle, près du méridien de Saïanski, sur la presqu’île de Taïmyr. On ne construit pas des villes aussi loin au nord (Il est peu rentable d’établir et d’entretenir des voies de communication). Et les conditions de vie , si je peux me permettre, sont loin d’être souriantes : en hiver la température moyenne est de moins trente, sans tenir compte du vent, sachant que cette saison dure de septembre à mai, printemps et automne durent deux semaines. Le lecteur calculera lui-même, le temps qui reste à un été « fertile ». Mais un état soviétique sans exploit — c’est un pain d’épices sans miel !


         Pour ne pas dépendre des conditions météo épouvantables de la navigation, on construisit une voie étroite (d’après ce qu’on sait, elle est de nos jours en ruines) à partir de Krasnoïarsk, le long de tout l’Énicée (région de Sibérie) jusqu’au port déglingué de Doudinka et d’une profondeur de cent kilomètres dans la presqu’île, avant de construire un complexe industriel constitué de dizaines de mines, et naturellement, d’usines pour la transformation de ces sacrés métaux.
         Les ingénieurs « exilés » qui le conçurent venaient de Pétersbourg (raison pour laquelle la Perspective Lénine au centre-ville rappelle la Perspective Nievski — en nettement plus court, bien entendu). Les travailleurs qui le conçurent étaient des bagnards et ils le construisirent, je dirai, vachement bien. Ils creusèrent dans les glaces éternelles (profondes de plus de deux mètres) un réseau d’abris anti-aériens  qui s’étend sous le centre-ville et les usines dans leur ensemble. Tous les bâtiments reposent sur les fondations des années 1930.
Norilsk, en réalité, est constituée d’une chaîne de villes séparées par des intervalles de vingt-cinq kilomètres. Que le lecteur répète leurs noms à voix haute :Alykel, Kaïeran, Norilsk, Oganer, Talnakh…
         Ces deux dernières  sont pourvues (les charpentiers y ont veillé) de centres touristiques où se balade la population locale.
         Les immeubles sont construits sur un modèle de « spirale labyrinthique » conçu pour ralentir la vitesse du vent, qui atteint les 27 mètres secondes en février. Pour le reste, ils possèdent le style « mille-feuilles » de toutes les villes soviets. « Stalinski », « kroutschsevski » « brejenievski », « nouveau plan quinquennal »… Ah oui !… Les hôtels sont de petites constructions aux interminables couloirs le long desquels sont disposés les chambres (entre dix-sept et vingt mètres carrés), plus les toilettes, quarante chambres par étages. Je vous jure que c’est le foutoir ! La foule, le boucan, la galère. Vingt-quatre heures par jour. Livré franco de port à la maison. Même si on ne le demande pas …
         À la saison de la nuit polaire (lorsqu’il ne fait jour qu’entre midi et 14 heures, puis on passe au crépuscule, avant d’entrer dans la nuit noire), on ne se déplace en ville qu’en bagnole — même dans les limites de son quartier, en effet par ce froid, on se gèle les balloches, au sens littéral… Quoiqu’une température de moins vingt soit considérée comme « tiède » et que certains personnages, en général nés au-delà du cercle polaire, se baladent tranquillement. Mais ce sont des exceptions qui ne mettent pas de caleçons et ne s’embarrassent pas d’une écharpe jusqu’à moins trente.
         Vers la fin mai commence la fonte des neiges, les jours rallongent et tout le monde perd la boule. Les gens, lassés des crépuscules en boucle et de se saouler chez eux, se ruent vers les centres touristiques , et c’est le signal d’un Moulin Rouge nordique ! On y rencontre une vieille connaissance des copains de classe, et on ressort une semaine plus tard dans un centre touristque à quinze bornes de là. Tout le monde se magne  de profiter de « l’éclosion de la nature » parce que deux-trois semaines plus tard, tout ça sera un vrai cauchemar infesté de moustiques, et autres nuées de moucherons. Sans insecticide et sans crème anti-moustique, impossible de fermer l’œil. La température moyenne varie en été entre dix-huit et vingt degrés et croyez-moi, vu la sécheresse du climat, cela semble très chaud.
         Il existe encore une particularité des relations sociales  septentrionales, dès qu’on fait du stop on est embarqué par la première voiture avec une place vide et tous les refuges de chasseurs recèlent de la nourriture et du bois pour le feu. D’une façon générale les gens de Norilsk, comme ceux d’autres régions éloignées ont un sentiment d’interdépendance hypertrophié. Sinon, la vie est impossible. Il m’est arrivé plus d’une fois de m’envoler de Moscou, de craquer sur place tout mon pognon, d’aller à l’aéroport et d’en emprunter pour rentrer à des compatriotes inconnus (en leur montrant mon passeport de Norilsk) venus passer des congés, faisant leur connaissance dans la salle d’embarquement.

         (À suivre, article paru dans La revue des groupes à risques, défunte gazette moscovite, avril 2004).