29.7.12

Mallarmé rouge (4)

Tchoudakov et De Santis


(Traduit du russe par TM)



            
         À l’époque, Tchoudakov aimait et connaissait le cinéma comme personne. Nos grandes critiques cinématographiques — Soloviova et Chitova — priaient pour son salut, et, comme on le disait à l’époque, comme l’écrit Ossettinski dans son livre, Tchoudakov rédigea sans doute un certain nombre de leurs articles. C’est très probable. Apprenant que j’allais tourner avec De Santis, Tchoudakov ne manifesta pas d’enthousiasme particulier, bien que mes actions aient visiblement monté à sa Bourse personnelle. De Santis l’avait complètement déçu quelque temps auparavant, bien qu’il connaisse «  Onze heures sonnaient », « Une Fille sans homme » quasiment par cœur. Comme de juste, c’est vers cette époque-là qu’on montait la version soviétique de « Marcher ou mourir » (film sur les soldats italiens du Front de l’Est, ndt), dans lequel je jouais un rôle, et Tchoudakov et moi visitâmes le studio plusieurs fois pour visionner les rushes (J’étais très copain avec le monteur).


Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis, Moscou, 2011.

22.7.12

Limonov : ses vrais amis parlent

TM, Moscou 2012, photo© Danila Doubschine

Couverture du recueil, Mais, le vieux pirate, d'Édouard Limonov, un titre qu'il eut l'élégance de m'attribuer.


Ma longue amitié avec Édouard Limonov m'a valu bien des ennuis. Les militantontaines de la Phrance repue dans sa rebélion de façade — jamais sauté un repas de leur vie, ceux-là — auraient souhaité que je désavoue mon vieux camarade, dont certaines postures politiques m'ont plus tard causé des désagréments en Russie à une certaine époque, révolue aujourd'hui. Néanmoins, là où j'ai appris à vivre, on ne fait pas — comme nos contemporains de la droite moderne et de la gauche de toujours — du tourne-casaque une profession de foi, on est fidèle à ses amis coûte que coûte, quelles que soient les querelles internes, qui ne regardent que nous. C'est ce que je confiais à la journaliste Véra Gaufman, un soir de mai, à Moscou, et elle eut pour sa part le bon goût de le publier dans Le Courrier de Russie, interview lisible au lien ci-dessous.

21.7.12

Mallarmé rouge (3)


LA MÈRE DU POÈTE
(Traduit du russe par TM)
« C’est justement cette fois-là que je vis la mère de Tchoudakov pour la première fois. De temps en temps, l’hôpital psychiatrique la laissait rentrer chez elle. C’était une femme totalement malade, petite, sèche, vêtue très modestement dans des vêtements anthracite — elle restait debout des heures durant près de la table au milieu de la pièce, sans même s’y appuyer, fumant cigarette sur cigarette, regardant profondément en elle-même, sans bouger et sans changer de posture. Dieu sait à quoi elle pouvait bien penser, quels étaient les souvenirs qui lui revenaient et ce qui pouvait tourner dans cette petite tête maladive. Elle avait très peur de son fils, et il la traitait comme une chose, la levait et la changeait de place, comme un porte-manteau, tout en plaisantant d’une façon très drôle quoique sans aucune méchanceté. De temps à autre, c’est vrai, elle déclenchait chez lui un accès de fureur incontrôlable et il criait : « À la cuisine, et que ça saute ! En avant marche ! À la cuisine, j’ai dit ! ». Et elle se précipitait dans le couloir.

À ma grande horreur, au bout de quelques jours, sa terreur de son fils se transforma en haine violente contre moi — je surprenais parfois son regard où le feu couvait sous la cendre, tourné dans ma direction, et une nuit je fis un cauchemar. Et en me réveillant, la première chose que je vis fut son visage de folle à une quarantaine de centimètres au-dessus du mien ! Elle ne me regardait pas dans les yeux, mais un peu au-dessus, au milieu du front, comme si elle avait voulu y percer un trou à la perceuse. Elle leva lentement sa cigarette à ses lèvres de vieille dame et l’abaissa tout aussi lentement après en avoir tiré une bouffée. Franchement, je ne savais pas quoi faire. Après mes premiers instants d’horreur, je m’accrochai à l’espoir qu’elle allait se réveiller de sa stupeur paranoïaque, mais c’était vain. L’envoyer en hurlant à la cuisine à la façon de Tchoudakov m’était impossible, et finalement je me couvris la tête avec la couverture et m’endormis sans m’en rendre compte. C’est seulement par la suite que me vint l’idée qu’elle aurait pu très facilement pu voir en moi le symbole du mal et du malheur qu’elle avait connu au cours de sa vie, s’emparer d’un objet contondant dans la cuisine — un maillet ou une hachette et frapper à l’endroit détesté, là où elle plantait son regard perçant. Elle souffrait d’une forme de paranoïa aigue. »
Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis, Moscou, 2011

11.7.12

Pour en finir avec l'art à doctrine et ses comités de censure planquée

ACHEVER LE DRAGON DU DOGME EST L'AFFAIRE DES PREUX

Evguéni Kropivnitski est un poète russe peu connu en Occident qu'on pourrait qualifier de minimaliste, qui a traversé le XXe siècle (1893-1979), dont l'expression est d'une pureté rare. Étant donné son époque, il avait bien des choses à dire sur les tenants d'une culture "à contenu social", voire sociologique, dont les doctrinaires de tout poil nous étouffent aujourd'hui, et particulièrement en Phrance, terre de tartuffes et d'histrions. Voici une des réfutations les plus simples, à notre connaissance, des petits Jdanov des lettres et des arts bien au chaud et protégés en Occident — des plus justes et des plus brèves, par un artiste ultra-sensible, qui subit les rigueurs du corset de fer stalinien sur la culture.
L’art pour l’art


Comme une vision, comme une rêverie

Comme un printemps fleuri

L’art pour l’art

Pour l’expression des sentiments
Pour la beauté et uniquement
L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie.
E. Kropivnitski





Искусство для искусства
Как греза как мечты
Как вешние цветы
Искусство для искусства
Для выражение чувства
Для чистой красоты
Искусство для искусства
Как греза как мечты.
Е. Кропивницкий

7.7.12

Mallarmé rouge (2)





DES FRUSQUES DÉCENTES POUR UN SUCCÈS FOU


Extrait de:
Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis,Moscou 2011.
(Traduit du russe par TM)


Et la question capitale ne tarda pas à surgir. Dans quels vêtements Sergueï pouvait-il se rendre à son premier rendez-vous avec Nonna? Rien de ce qui était en la possession de Tchoudakov ne pouvait faire l'affaire. Micha et moi étions fringués comme l'as de pique. Mais Vinogradov possédait un pull noir presque neuf, qui irait à Sergueï à ravir, il suffisait à celui-ci d'enfiler une chemise blanche, de passer le pull, de repasser son pantalon et cirer tant bien que mal ses chaussures éculées.
Tchoudakov déclara qu'il lui fallait le pull de Vinogradov pour son rendez-vous du jour suivant. Vinogradov répondit qu'il se rendrait à l'université le lendemain vêtu de son pull et que rien ne l'en empêcherait. Tchoudakov lui demanda d'admettre d'aller une fois, une seule, en cours vêtu du pull tchoudakovien. Vinogradov déclara qu'il ne mettrait le pull de Tchoudakov que sous la menace d'une arme à feu.
Je revins ce soir-là très tard à la maison, au point culminant de la discussion. Il y avait déjà près de trois heures que les deux protagonistes cherchaient à se prouver leur légitimité respective. Pendant les deux heures qui suivirent, je fus le témoin direct d'un duel entre deux virtuoses. Tchoudakov tentait depuis le début d'expliquer à Vinogradov d'un point de vue purement philosophique que ses cours à deux sous sur les scénarios du cinéma soviétique ne pouvaient se comparer à un rendez-vous amoureux, d'autant plus qu'il pouvait s'y rendre dans le pull de Tchoudakov, ou même, au pire, en simple chemise, voire — et il n'y perdrait rien, ne pas y aller du tout. Pour sa part, Vinogradov démontrait à Tchoudakov, tout d'abord que le fait de nous héberger ne lui donnait aucun droit de nous prendre le chou, et ensuite, qu'être vêtu correctement pour aller en cours n'était pas moins important que pour un rendez-vous avec l'élue de son cœur, qu'il n'était pas question de ne pas aller en cours — il avait une foule de choses à faire en dehors de ça qui réclamaient d'être habillé décemment. Vinogradov n'allait pas non plus lui prêter son pull à chaque rencard avec sa chérie. Le débat allait crescendo, on arriva aux cris, il s'ensuivit une pause prolongée lourde de sous-entendus, à la suite de laquelle Sergueï, les dents serrées, recommença depuis le début d'une voix basse et sifflante. Vinogradov, prompt à rougir pour n'importe quelle raison, était ce soir-là écarlate, et son eczéma était quasi violet. Micha et moi échangeâmes un coup d'œil désespéré, nous avions compris que ça finirait mal. Tchoudakov et Vinogradov étaient tous deux entêtés comme des mules. Pour parler sincèrement, je ne soutenais pas le point de vue de Vinogradov — sachant que jusqu'aux dernières secondes, Sergueï ne fit pas une seule fois allusion à l'hospitalité avec laquelle il nous accueillait, ne tenant pas Vinogradov redevable de quoi que ce soit pour autant. En fin de compte, pensais-je, on aurait pu laver le pull de Tchoudakov, et dans ce cas, il pouvait le mettre pour son rendez-vous. Mais cela ne vint jamais à l'esprit de Tchoudakov. C'est le seul point sur lequel Vinogradov était dans le vrai : Tchoudakov allait tellement se plaire dans le pull de son hôte qu'il ne lui rendrait jamais.
Tout cela prit fin vers trois heures du matin. Dehors, la température était descendue jusqu'à -32°. Tchoudakov faisait nerveusement les cent pas le long de la table et déclara finalement, après une longue pause : "Ça suffit. Vinogradov doit quitter mon domicile. Naturellement, Micha et Lev peuvent rester ici".