27.6.12

Mallarmé rouge (1)


         Note de la rédaction :
         Que nos fans se rassurent, l’annonce de la publications prochaine d’un recueil de poésies « Essenine-Medvedeva-Tchoudakov », traduit par votre serviteur, agrémenté de ses essais, et de témoignages de Kira Sapguir, sous le titre Des Chansons pour les sirènes aux Éditions Écarlate n’était pas un canular. Ce livre va très prochainement voir le jour. Nos virées à Moscou nous ont permis de mettre la main sur un document inestimable : les mémoires de l’acteur Lev Prigounov intitulées : Sergueï Tchoudakov et mes autres amis, jetant un éclairage nouveau sur notre Lautréamont soviet. En guise de promotion, voici le premier parmi les morceaux choisis des mémoires de l’acteur : l’entrée en scène du poète.



         L’APPARITION DE SERGUEÏ TCHOUDAKOV
         De Lev Prigounov
(Traduit du russe par TM)


Un livre, c’est un morceau cubique de conscience chauffée à blanc, fumante — et rien d’autre.
B.L. Pasternak
         En 1962, il n’y avait à Moscou que trois endroits en tout et pour tout où l’on puisse, la nuit, boire un café ou un cognac et bavarder avec d’anciens et nouveaux amis. Il s’agissait des lieux suivants : le café du hall de l’hôtel « Moskva » (en général, on y atterrissait venu du café « National », qui fermait ses portes à minuit) — on servait le client jusqu’à deux heures du matin ; le salon de thé où l’on payait en devises de l’hôtel « Metropole » (mais on ne pouvait débarquer là-bas qu’accompagné d’étrangers , et ne les lâcher d’une semelle sous aucun prétexte, sinon, on courait le risque écrasant de tomber dans les pattes d’un kaguébiste ou d’un membre des komsomols) et enfin, le comptoir dressé dans le hall de l’hôtel « Ukraine », la quinzaine de tables qui l’entouraient, c’était ouvert jusqu’à quatre heures du mat ‘ ! Là-bas aussi on pouvait se faire accrocher par des kaguébistes, mais nous finîmes par trouver avec eux un modus vivendi, et, avec le temps, ils ne s’en prenaient plus « aux suspects habituels » qu’en cas de « contact » avec des étrangers.
         J’ai rencontré Sergueï Tchoudakov au printemps 1962 à l’hôtel « Moskva » — ça se déroulait dans la journée — et c’est ainsi qu’il est resté imprimé dans ma mémoire pour toujours — son arrivée tout à trac, si fulgurante et inattendue.
         « Il était la fente de l’escrimeur avec sa rapière… », c’est ainsi que Pasternak décrivait Lénine, et, à chaque fois que j’ai fourré mon nez dans ces lignes de Pasternak, elles m’ont rappelé  la « première apparition de Tchoudakov ».  De petite taille, agité, échevelé, pas lavé, dans un trois-quarts vert graisseux, chaussé de bottines éculées, une pile de livres dans la main gauche, il avançait rapidement entre les tables, jetait des coups d’œil attentifs aux visages et aux silhouettes des demoiselles, et saluait les connaissances d’un signe négligent de la paume droite, levée d’une façon quasi-hitlérienne. Ensuite, il commanda un café sans tenir compte de la queue au comptoir, puis, se débarrassant avec désinvolture des citoyens mécontents, prit son café pour s’installer à une table proche de la mienne, posa ses livres par terre, versa son café dans la soucoupe, et se mit à avaler bruyamment son café dans la soucoupe en parcourant un de ses livres. Après avoir fini son café et feuilleté une ou deux revues, considéré d’un air à la fois distrait et effaré les clients du café, il disparut tout aussi brusquement.

         Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis, Moscou 2011.

9.6.12

Trouble-fête funèbre

Il était de l’autre côté du monde, autrefois en Europe, cette icône d’alcôve lui faisait un gringue d’enfer et quand elle avait pris l’initiative de l’embrasser, c’était comme à quinze ans, les jambes en gilet de flanelle. Qu’est-ce qui les avait poussé ensuite à faire l’amour dans une remise d’hôpital, sortant du chevet d’un dissident des Pays Baltes agonisant — sans doute la proximité de la mort, intolérable à l’un et à l’autre, qui s’étaient entrevus quelquefois auparavant, dans l’entourage du grand homme. Elle avait cette peau parfaite, l’âme de la soie incarnée dans une chair sans défaut, et il n’y avait absolument aucune raison qu’elle l’eût choisi lui, combattant quasi anonyme de la cause, ni le plus riche, ni le plus gradé, ni le plus beau. Sans pouvoir détacher ses yeux d’elle, dans cette chambre de mort où un homme encore jeune — mais soudain vieillard — récitait des vers de Khlebnikov comme un testament d’anticommunisme — pas un instant il ne s’était cru digne de cette splendeur de blonde un peu maigre, nouée, la fille de l’agonisant. Il la contemplait à la dérobée, d’autres hommes peuplaient la pièce, des Baltes, des Russes, des Français. Des hommes de rang dans la hiérarchie de la cause. Il n’était venu que pour rendre hommage au vieux révolté, rétréci comme une peau de chagrin sur un lit de misère. Il connaissait peu le héros vivant ses dernières heures. Il avait toutefois traduit l’essentiel de ses principaux articles et fait un jour le coup de poing aux côtés du rebelle des pays Baltes, dans une embrouille de rue avec une section du syndicat métallo dont ils avaient bien failli sortir en miettes — n’échappant que d’extrême justesse à un lynchage en règle grâce à la tactique du lièvre. Dans la chambre de mort, la jeune femme avait capté son regard éperdu, sans en concevoir de rancune, semblait-il, dans un élan de reconnaissance pour un signe d’émotion trouble-fête  funèbre. Honteux malgré tout, il avait alors détourné les yeux et pris le chemin de la sortie.
 TM, 2012, 
(Extrait inédit d'un fragment inachevé d'une œuvre qui ne verra jamais le jour)