5.2.12

Le plus punk des auteurs russes (3) V. Kozlov : la vie à bout touchant.

Vlad Kozlov, écrivain punk de Russie contemporaine


MANDARINES
De Vladimir Kozlov
(traduit du russe par TM)
Courbé, j’ai avancé vers les sièges vacants à l’arrière du taxi collectif, prenant place dans un coin. Disposition idiote, à l’arrière, trois sièges qui se faisaient face. Autrefois, c’était pas comme ça.
Il y avait un certain temps que je n’avais pas fréquenté les taxis collectifs. Trois ou quatre ans.
Quelques personnes sont montées et ont occupé toutes les places disponibles. Le véhicule a démarré, et roulé dans un micro quartier dortoir déprimant. Une fille d’environ dix-huit ans était assise en face de moi. J’ai regardé ses genoux dans des collants couleur chair.Elle a pris une mandarine dans le sachet, a planté ses ongles dans le fruit et s’est mise à lâcher les épluchures dans le sachet.
Bien sûr, j’avais fait une bêtise,et Olga était furieuse à cause de cette affaire. Bien qu’elle n’ait pas besoin de me faire une gueule pareille. Comme si l’accident était de ma faute, ou quelque chose dans ce goût-là. Bon, de toute façon, il ne fallait pas laisser la bagnole, là-bas, où elle risquait de partir à la fourrière. Résultat des courses, Olga et la petite Natacha avaient du rentrer en métro, et il fallait que j’aille à Petchatnik pour remplir les formulaires « récupérer la bagnole ».
—Arrêtez-vous au bout de la palissade, a dit la fille aux mandarines.
Le chauffeur, qui n’avait pas l’air russe, a hoché la tête.
La fille a pris son sac et le sachet de mandarines où il y avait les épluchures. Le taxi s’est arrêté. Elle est descendue. Je suis descendu derrière elle, refermant la portière du taxi collectif .Le véhicule s’est éloigné.

N’IMPORTE LEQUEL MAIS DU DEMI-SEC
La fille a dépassé les cahutes métalliques servant de garages, se dirigeant vers un immeuble de neuf étages pas tout neuf.
Je l’ai rattrapée. Elle m’ a remarqué, s’est retournée et m’a contemplé.
—Tu as du pognon ? a-t-elle demandé. Chez moi, il n’y a rien à boire…
J’ai hoché la tête. Elle a obliqué vers le magasin de l’immeuble. Un berger allemand était attaché à la rampe de l’escalier. Appuyé contre le mur deux ados buvaient de la bière. Elle leur afait un signe de tête, les gars ont dit :
—Salut.
On est descendu dans le semi-sous-sol du magasin.
—Qu’est-ce que tu bois, d’habitude, a-t-elle demandé.
J’ai haussé les épaules.
—Tout ce qu’on veut.
—Alors achète deux bouteilles de vin. N’importe lequel, mais du demi-sec. J’ai de la bouffe à la maison.

On est sorti de l’ascenseur. Elle a sorti les clés et déverrouillé la porte métallique recouverte de skaï matelassé marron éculé — bon marché, comme partout. Je suis entré derrière elle,incertain. Elle a allumé la lumière. Les portes à double-battants de toutes les pièces étaient ouvertes. J’ai posé le sac contenant les deux bouteilles de vin par terre et j’ai fermé la porte d’entrée. Elle a enlevé son manteau, l’a suspendu à un crochet, elle est restée comme ça, dans sa jupe marron descendant un peu au-dessous du genou et dans son corsage bleu au décolleté plongeant. Au fond de l’échancrure, on distinguait un soutien-gorge blanc. Elle a fait un demi pas en arrière, s’est appuyée contre le mur, et m’a contemplé. Je me suis souvenu que son visage ressemblait beaucoup à celui d’une actrice populaire dans les années 1990. Elle avait joué dans quelques films avant de disparaître.Juliet Lewis.
—On va pas rester là comme ça.Allons boire du vin.

CASSER LA CARTE SIM DU PORTABLE
Elle fumait une cigarette à la fenêtre de la cuisine. Devant la fenêtre s’élevait un immeuble de neuf étages en tous points semblable à celui dans lequel nous étions. Les fenêtres étaient illuminées. Des silhouettes se découpaient à quelques-unes d’entre elles. J’ai enlevé la carte SIM de mon téléphone portable, je l’ai cassée en deux, je me suis approché d’elle. Elle a écrasé sa cigarette dans le cendrier de verre sur le rebord de la fenêtre. On s’est embrassé. Il y avait de nombreuses années que je n’avais pas senti le goût d’une cigarette dans la bouche d’une fille. Olga ne fumait jamais, et ne faisait jamais rien de « malsain » d’une manière générale.
J’ai ouvert son corsage et j’ai pris sa poitrine à deux mains, sous le soutien-gorge. Elle a appuyé son derrière sur le rebord de la fenêtre, auquel elle s’est accrochée à deux mains. J’ai mis une main sous sa jupe et j’ai baissé son collant et sa culotte.
Pussy whipped, or pistol whipped ?


Allongé dans un lit à deux places,j’étais sous la couverture. Je me foutais de qui avait dormi avant dans ce lit,ces draps pas très frais. Elle était assise à proximité, appuyée sur la moquette qui recouvrait le mur, elle fumait. La lumière de la chambre était éteinte, les réverbères de la rue l’éclairaient. Elle a jeté sa cigarette dans un verre, et s’est levée du lit. J’ai dit :
—Apporte- moi ce qui reste dans la bouteille.
Elle a hoché la tête, et elle est sortie de la pièce. Appuyé sur l’interrupteur. La porte des toilettes s’est ouverte et refermée. J’ai pensé qu’Olga était plus jolie — plus mince, sa silhouette avait plus d’allure, bien qu’elle ait déjà trente-deux ans et qu’elle ait accouché. La chasse d’eau a retenti dans les toilettes. Elle est revenue avec la bouteille — il en restait encore la moitié. Je l’ai empoignée et j’ai avalé une longue gorgée. Elle s’est glissée près de moi, sous les couvertures. J’ai dit :
—C’est bizarre tout ça… On vit sur un modèle, un format. L’école, après, la fac, après, le boulot… Pour avoir une carrière, du pognon… Après on se marie, on a une famille… L’engueulade est inévitable, beau-père, belle-mère. Tu ne les aimes pas, ils ne t’aiment pas non plus… Après tu t’habitues, ou bien ça ne t’atteint même pas, si t’as un gamin…Appartement, hypothèque, nouvelle bagnole, partir en vacances… Et tu vois pas le temps passer… un, deux, trois ans…
—Pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça ?
—Je sais pas… Pour…
—C’est mieux de rien dire,d’accord ? Tu n’as rien dit en sortant du taxi collectif… J’aime pas qu’on me baratine ces salades : « Comment vous appelez-vous mademoiselle… ». Bon, t’as compris…
—Et tu ne me diras rien sur toi ?
—Je n’ai rien de particulier à raconter… J’ai fini l’école l’année dernière. Je voulais pas aller à la fac.Jai travaillé comme vendeuse. Ça m’a pas plu…
—Tu ne fais que ce qui te plait ?
—J’essaie… Non, ç’est pas possible,évidemment… Mais on peut au moins se passer de faire ce qu’on aime pas…
—Tu vis avec tes parents ?
—Oui, mais ils sont à la campagne jusqu’à cet hiver. Là-bas, ils sont plus près de leur boulot… Et je suis ici,je fais ce que je veux…
—Ils t’ont laissé de l’argent ?
—Un peu, mais pas beaucoup. Surtout de la nourriture…
Elle a souri. J’ai ramassé la bouteille par terre, j’ai bu une gorgée, je lui ai tendue. Elle a bu un coup à son tour et reposé la bouteille par terre. Je me suis rapproché d’elle et on s’est embrassé.

UNE QUINZAINE DE BOUTEILLES DE BIÈRE
J’ai ouvert les yeux. Il faisait jour. Sur le mur, l’horloge marquait onze heures moins vingt. Je ne me souvenais pas de la dernière fois où je m’étais réveillé si tard en semaine,vacances exceptées, bien sûr. Elle dormait encore. Je me suis levé, approché de la fenêtre, j’ai regardé la cour jonchée de feuilles mortes, l’immeuble de neuf étages voisin, les gardiens en gilets orange. Le lit a grincé. Je me suis retourné. Elle me regardait en souriant.
—S’il te reste de l’argent on peut descendre au magasin acheter de la bière et des crevettes, a-t-elle dit.
—C’est notre petit-déjeuner ?
—Ah, j’y pensais pas spécialement…petit-déjeuner, déjeuner. Si tu veux manger, mangeons… Ça ne va pas ?
J’ai haussé les épaules, j’ai ricané.

Il faisait nuit à la fenêtre de la cuisine. J’ai regardé l’heure : une heure et demie. Deux ou trois fenêtres seulement étaient illuminées dans l’immeuble d’en face. Il traînait une quinzaine de bouteilles de bière par terre… Ce qu’on avait bu dans la journée.J’ai ramassé une bouteille par terre, bu une gorgée, reposé la bouteille, je l’ai regardée. Elle a dit :
—En général, je n’aime pas boire beaucoup… J’aime bien quand ça grise, et après, entretenir…
—Et ça marche ?
—Pas toujours.
Elle a souri, soufflé de la fumée.
—…Parfois, j’en suis pas loin…
J’ai rebu une gorgée de bière. Elle a jeté son mégot dans une bouteille vide. Je me suis approché d’elle et j’ai glissé les mains sous sa robe de chambre. On s’est embrassé. Une voiture est passée dans la rue, ses feux de signalisation ont brillé un instant.
Photo © Vincent Deyveaux, poète et photographe, Moscovite de cœur et d'adoption.


Elle fumait à la fenêtre de la cuisine. J’ai redressé l’oreiller, rabattu la couverture sur mes jambes.
—Il faut que tu t’en ailles,a-t-elle dit, en regardant par la fenêtre.
—Tes parents vont revenir ?
—Qu’est-ce que ça peut faire ?
Je me suis levé du lit, je me suis enroulé dans la couverture, et je suis allé dans la salle de bains pieds nus.J’ai pris mon caleçon et mes chaussettes sur le radiateur.

La porte cochère s’est refermée dans mon dos en claquant. J’ai obliqué vers l’arrêt du taxi collectif, et en chemin j’ai sorti mon porte-monnaie et compté le pognon qui me restait. Il ne m’en restait sans doute pas assez pour récupérer ma bagnole. J’avais une carte de crédit aussi, mais est-ce qu’il y avait un distributeur dans le coin ?
Près du magasin de l’immeuble était garée une fourgonnette avec des barriques crasseuses. Un homme y a pris une caisse de bière.
Le taxi collectif, est arrivé. J’ai ouvert la portière avant, et suis monté. Encore un coup, le chauffeur n’avait pas l’air russe. C’était peut-être le même. La voiture a démarré.
V. KOZLOV © 2011

BANDE-ANNONCE DU ROMAN "RETOUR À LA CASE DÉPART", PRODUCTION V. KOZLOV:
http://www.youtube.com/watch?v=bMwxAvlr2CE&list=UUPZGA-4OpHQz78Mcekz4xqA&index=1&feature=plcp