26.12.12

Kafka 03/12/1911


hotel "Kazan", Tatarstan

traduit par Vincent Deyveaux

franz kafka se prépare à lire à ses soeurs l'autobiographie
de Franz Grillparzer
il attend que les auditrices prennent place et le fixent attentivement
ceci fait il commence à lire
au début il manque de souffle
lance des regards furtifs vers les soeurs

la description des pièces sombres et de la cave en bois ne leur fait pas impression elles ne sont pas effrayées par la ruelle fangeuse sur laquelle donne la chambre d'enfant par sa grande dimension les angles obscurs le sordide de la cave
par les rats passant entre les jambes

kafka rétracte le bout de ses doigts et s'efforce de surmonter l'obstacle intérieur qui gêne le libre cours de sa voix
il parle de l'engouement de Franz pour le théâtre sa voix gagne en assurance
il énumère les manteaux de soie les camisoles les vestes les larges ceinturons les bracelets les colliers l'attention de l'auditoire se ravive et cela l'encourage la digue cède et sa voix prend de l'ampleur
il parle des premieres tentatives poétiques de Grillparzer ne remarquant déjà plus ses soeurs la voix de kafka est assurée emplit l'espace de la pièce
la pièce la maison le monde tous prêtent l'oreille à ses mots tout lui répond tout résonne
il sent en lui quelque chose de rare une assurance un motif un droit une raison d'être il a

"fête de la Marine", Kazan, Russie
le droit de vivre aucun doute il existe de plein droit et ce droit n'est pas moindre que celui d'autrui non en rien
il raconte comme Franz s'est amouraché ses premières chansons ses premières pièces le parrainage du comte Stadion les intrigues des envieux et la réaction de la censure

il existe il existe aucun doute là-dessus et son prénom franz s'écrit avec une majuscule tout comme à Franz Grillparzer

à cet instant les parents rentrent des courses
la voix du père retentit
ses pas

l'horizon se retrécit
la digue en dedans se reforme
le monde ne résonne plus
le motif est perdu le droit expire
plus du tout aucune raison
aucune raison d'être

franz se tait

vite les soeurs quittent leurs chaises
entre la mère et à sa suite
le père

Kazan
Кафка 03/12/1911

франц кафка собирается читать сестрам автобиографию
Франца Грильпарцера
он ждёт когда слушательницы усядутся и внимательно на
него посмотрят
дождавшись он начинает читать
поначалу ему не хватает дыхания
он бросает быстрые взгляды на сестер

описание сумрачных комнат и дровяного подвала не
производит на них впечатления их не пугает грязный проулок на который выходят окна детской её огромные размеры темные углы жуть дровяного подвала
крысы бегающие по ногам

кафка складывает кончики пальцев и пытается преодолеть
внутреннее препятствие мешающее его голосу литься
свободно
он читает об увлечении Франца театром его голос становится тверже
Kazan

он перечисляет атласные плащи камзолы колеты широкие
пояса браслеты ожерелья
внимание слушательниц оживляется и это его подбадривает
плотина рушится пространство для голоса расширается

он читает о первых поэтических опытах Грильпарцера уже
не замечая сестёр
голос кафки звучит уверенно и наполняет собой всю
комнату
комната дом мир все прислушивается к его словам
отзывается резонируется
он ощущает в себе нечто редкое основание причину право
резон д'этр он имеет


право существовать никаких сомнений он существует по
праву этого права у него не меньше чем у других нисколко

он читает о влюбленности Франца о первых песнях и пьесах
о покровительстве графа Штадиона об интригах завистников и о противодействии цензуры

он существует существует в этом нет сомнений и его имя франц пишется с большой буквы так же как имя Франца Грильпарцера

в этот миг из магазина возвращаются родители
раздается голос отца
его шаги

горизонт суживается
внутренняя плотина восстанавливается
мир больше не резонирует
Kazan
потеряно основание утрачено право
нет больше ни одной причины
никакого рэзон д'этр

франц умолкает

сестры поспешно встают со стульев
входит мать и за ней
отец

Vladimir Ermolaev
extrait de "Kafka" dans"Tributs et hommages", koultournaya Revolucia, 2011
traduction et photos: Vincent Deyveaux

21.12.12

Les saisons de Sergueï Tchoudakov




(Traduit par TM)
La vie va son cours on vous brosse le paletot
On entame le mois d’août, juillet se fait la belle
Répétition d’une sueur mortelle
On se goinfre de cachets médicaux
Sergueï Tchoudakov

Жизнь идёт вытираются польта
входит август уходит июль
репетиция смертного пота
пожиранье аптечных пилюль
Сергей Чудаков

D'orange et d'or émaillés
Chênes, érables et saules vont s'effeuiller
En déroute les pouvoirs forestiers
Éparpillent leurs archives, paniqués
Sergueï Tchoudakov

Оранжевая золотая
С дубов слетает с клёнов с ив
Лесные власти отступая
Бросают в панике архив
С. Чудаков

20.12.12

La foule des démons en sommeil



         À soi-même
         (traduit par TM)
         J’ai tant voulu m’assurer
         Que je ne l’aimais pas, je voulais
         L’insondable mesurer
         L’infini amour, je limitais.

         D’un instant, la négligence
         A restauré sa puissance
         Me prouvant que des exigences
         De l’âme, on ne peut être en partance ;

         Que mes chaînes n’étaient point brisées
         Que ma sérénité aux heures de veille
         N’était que la voix d’un ange envolé
         Sur la foule des démons en sommeil.
         M. Lermontov    
        
         К себе
         Как я хотел себя уверить
         Что не люблю её, хотел
         Неизмеримое измерить
         Любви безбрежной дать предел

         Мгновенное пренебреженье
         Её могущества опять
         Мне доказало, что влеченье
         Души нельзя нам побежать;

         Что цепь моя несокрушима
         Что мой теперешний покой
Лишь  глас залетный херувима
Над сонной демонов толпой.
М. Лермонтов

         

4.12.12

Au-delà du cercle polaire II (Plus loin que la vie)







Norilsk, (Suite).
(Traduit du russe par TM).
…Les populations locales — Evenks, Nenets, Dolganes — vivent dans des réserves. Ils ont des problèmes sanguins — cent grammes de vin et ils dormiront pendant vingt-quatre heures ! À la moindre occasion ils essaieront de refiler à leurs « femmes » à leurs hôtes, ils meurent petit à petit et tentent, comme ils peuvent de se sauver. Ils vivent dans une dépendance complète à l’aide de l’État (nourriture, éducation, vacances au « pays », etc).
         Achtung ! Si l’on se prend le bec avec un indigène et que on se fait coincer — galère ! Ils te submergent et peu importe qui a commencé. En revanche, la chasse et la pêche chez eux — c’est super.
         Profitant de l’occasion, je raconterai la variante « pêche civilisée » que m’a montré un vieux blanchi sous le harnais. Il faut revêtir sa « tenue des bois », mais bourrer son sac à dos de vêtements de ville et de conserves, aller à la plus proche réserve et vider son sac. En échange de vin et de conserves on fait le plein d’esturgeon, on se rhabille en vêtements de ville, on esquive les avances des « femmes » indigènes (très difficiles à différencier des hommes sous des couches de crasse accumulée) et en joyeux « vacanciers » on échappe aux garde-chasse, garde-pêche. De retour dans la civilisation, on se goinfre d’esturgeon.


         En général, les gens gagnent bien leur vie. Pour un séjour de deux ans primes d’usine, primes « compensatoires », « doubles » vacances, voyage payé. La salaire moyen pour un travailleur d’usine atteint les mille dollars (2004), mais les prix —Oh, Bonne Mère !…— pratiqués en ville dépouillent littéralement la population, et quant à l’écologie… Norilsk paie des indemnités de pollution au Canada. Je dirai simplement qu’aux personnes ayant travaillé vingt ans sur place ou vécu trente ans en ville, les médecins « déconseillent » de rentrer au pays — il arrive fréquemment que les organismes des septentrionaux ne supportent pas d’êtres transplantés.
         On y trouve la mosquée la plus au nord du monde (bien que ce soit le cas d’à peu près tout). Il y a pas mal de Musulmans. Mais comme partout, n’est-ce pas ? Le chef de la police lui-même porte un nom de famille non-russe. On l’a autrefois guéri de la toxicomanie à l’héroïne. Le théâtre est excellent. Smotounovski y entamé sa carrière créatrice. Le musée — est indigent. La station de ski est fabuleuse — tout le monde la recommande ! Et puis, naturellement, les restaurants cabarets. Les gens du cercle polaire savent et adorent se saouler la gueule. Un palais de glace, un stade, deux salles de concert. La chasse et la pêche défient toute concurrence.
         La criminalité en ville est très faible. Il faut dire que c’est une petite ville — tout le monde se connaît, ayant fait ses études ou travaillé ensemble. Les gens sont occupés à gagner du fric, et ça marche très bien — voler est inutile. Le vol de voitures n’existe pratiquement pas — où irait-on avec ? D’après certains bruits qui courent, les truands de Krasnoïarsk ont envoyé des observateurs dans les années 1990, mais ils sont très vite rentrés chez eux (dans leurs cercueils). Depuis cette époque la ville vit sur ce qui la fonde. Même les flics ont obtenu des autorités de la région le droit de « liquider » eux-mêmes les marchandises confisquées. Après ça, on a vu apparaître les caméras de surveillance. En fait le laboratoire de la police est merdique : ils prennent le PCP pour des amphétamines jusqu’à aujourd’hui.
         La particularité de la défonce en cercle polaire tient à ce que tout est importé. Il ne pousse rien de psychotrope aussi loin au nord. Mais on importe à peu près tout.
         Du hasch d’excellente qualité. En général l’herbe et le hasch ne sont pas à vendre, « conso perso ». Les endroits où s’en procurer sont très éphémères.
         L’héroïne : franchement je ne sais pas (je n’en prenais pas) mais elle était bonne, d’après ce qu’on raconte. Pour l’instant ils ne la coupent pas trop. Les dealers livrent à la maison, grâce à leur Pagers.
         Le Vint (méthamphétamine) est fabriqué avec du Soloutane et de l’éphédrine d’importation, impossible d’en trouver à l’hosto ni dans les pharmacies. Les points de vente sont connus des flics depuis longtemps (j’ai pu moi-même le constater, sous l’œil des caméras de surveillance).
         On distribue l’exta dans les discothèques et les boîtes de nuit.
         Je ne donnerai pas les prix — mes infos datent. Du reste, personne n’ira là-bas. Il faut obligatoirement prendre l’avion ( ça coûte dans les 150 $). Pendant la courte période d’été on peut y aller par voie fluviale, le voyage dure environ une semaine. Je dirai simplement que les prix sont comme à Moscou, plus 30%.
         On peut vivre aussi loin au nord. Mais pour paraphraser une citation d’un film connu :
         « —Venez nous voir si vous passez dans le Cercle Polaire !… — Hum, non, venez plutôt vous !… »
BrosFox
(Article paru dans La revue des groupes à risques, avril 2004)

2.12.12

Plus loin que la vie



         NORILSK
         De BrosFox
         (Traduit du russe par TM)
         Avant de commencer à parler de ma ville natale — une petite précision : ces informations sont anciennes. Je n’ai pas mis les pieds dans ma patrie d’origine depuis déjà sept ans…
         Norilsk, c’est « La perle du cercle polaire », c’est « Los-Vietros », c’est « L’astéroïde militaro-industriel n° 69 ». Deux cent mille habitants (probablement plus aujourd’hui).

         Dans les années 1930, au siècle dernier, la présence dans le pays d’une masse importante de prisonniers politiques exigeait qu’on les affecte à des travaux correctionnels ; le camarade Zaveniaguine découvrit fort à propos des filons très abondants de nickel, platine, cobalt, cuivre ( en tout 75 types de minerais différents). Il n’y avait qu’un seul point épineux — ces mines étaient situées sur le 69ème parallèle, près du méridien de Saïanski, sur la presqu’île de Taïmyr. On ne construit pas des villes aussi loin au nord (Il est peu rentable d’établir et d’entretenir des voies de communication). Et les conditions de vie , si je peux me permettre, sont loin d’être souriantes : en hiver la température moyenne est de moins trente, sans tenir compte du vent, sachant que cette saison dure de septembre à mai, printemps et automne durent deux semaines. Le lecteur calculera lui-même, le temps qui reste à un été « fertile ». Mais un état soviétique sans exploit — c’est un pain d’épices sans miel !


         Pour ne pas dépendre des conditions météo épouvantables de la navigation, on construisit une voie étroite (d’après ce qu’on sait, elle est de nos jours en ruines) à partir de Krasnoïarsk, le long de tout l’Énicée (région de Sibérie) jusqu’au port déglingué de Doudinka et d’une profondeur de cent kilomètres dans la presqu’île, avant de construire un complexe industriel constitué de dizaines de mines, et naturellement, d’usines pour la transformation de ces sacrés métaux.
         Les ingénieurs « exilés » qui le conçurent venaient de Pétersbourg (raison pour laquelle la Perspective Lénine au centre-ville rappelle la Perspective Nievski — en nettement plus court, bien entendu). Les travailleurs qui le conçurent étaient des bagnards et ils le construisirent, je dirai, vachement bien. Ils creusèrent dans les glaces éternelles (profondes de plus de deux mètres) un réseau d’abris anti-aériens  qui s’étend sous le centre-ville et les usines dans leur ensemble. Tous les bâtiments reposent sur les fondations des années 1930.
Norilsk, en réalité, est constituée d’une chaîne de villes séparées par des intervalles de vingt-cinq kilomètres. Que le lecteur répète leurs noms à voix haute :Alykel, Kaïeran, Norilsk, Oganer, Talnakh…
         Ces deux dernières  sont pourvues (les charpentiers y ont veillé) de centres touristiques où se balade la population locale.
         Les immeubles sont construits sur un modèle de « spirale labyrinthique » conçu pour ralentir la vitesse du vent, qui atteint les 27 mètres secondes en février. Pour le reste, ils possèdent le style « mille-feuilles » de toutes les villes soviets. « Stalinski », « kroutschsevski » « brejenievski », « nouveau plan quinquennal »… Ah oui !… Les hôtels sont de petites constructions aux interminables couloirs le long desquels sont disposés les chambres (entre dix-sept et vingt mètres carrés), plus les toilettes, quarante chambres par étages. Je vous jure que c’est le foutoir ! La foule, le boucan, la galère. Vingt-quatre heures par jour. Livré franco de port à la maison. Même si on ne le demande pas …
         À la saison de la nuit polaire (lorsqu’il ne fait jour qu’entre midi et 14 heures, puis on passe au crépuscule, avant d’entrer dans la nuit noire), on ne se déplace en ville qu’en bagnole — même dans les limites de son quartier, en effet par ce froid, on se gèle les balloches, au sens littéral… Quoiqu’une température de moins vingt soit considérée comme « tiède » et que certains personnages, en général nés au-delà du cercle polaire, se baladent tranquillement. Mais ce sont des exceptions qui ne mettent pas de caleçons et ne s’embarrassent pas d’une écharpe jusqu’à moins trente.
         Vers la fin mai commence la fonte des neiges, les jours rallongent et tout le monde perd la boule. Les gens, lassés des crépuscules en boucle et de se saouler chez eux, se ruent vers les centres touristiques , et c’est le signal d’un Moulin Rouge nordique ! On y rencontre une vieille connaissance des copains de classe, et on ressort une semaine plus tard dans un centre touristque à quinze bornes de là. Tout le monde se magne  de profiter de « l’éclosion de la nature » parce que deux-trois semaines plus tard, tout ça sera un vrai cauchemar infesté de moustiques, et autres nuées de moucherons. Sans insecticide et sans crème anti-moustique, impossible de fermer l’œil. La température moyenne varie en été entre dix-huit et vingt degrés et croyez-moi, vu la sécheresse du climat, cela semble très chaud.
         Il existe encore une particularité des relations sociales  septentrionales, dès qu’on fait du stop on est embarqué par la première voiture avec une place vide et tous les refuges de chasseurs recèlent de la nourriture et du bois pour le feu. D’une façon générale les gens de Norilsk, comme ceux d’autres régions éloignées ont un sentiment d’interdépendance hypertrophié. Sinon, la vie est impossible. Il m’est arrivé plus d’une fois de m’envoler de Moscou, de craquer sur place tout mon pognon, d’aller à l’aéroport et d’en emprunter pour rentrer à des compatriotes inconnus (en leur montrant mon passeport de Norilsk) venus passer des congés, faisant leur connaissance dans la salle d’embarquement.

         (À suivre, article paru dans La revue des groupes à risques, défunte gazette moscovite, avril 2004).

16.11.12

Version originale russe : Vladimir Kozlov, 1986

V. Kozlov, et notre breuvage favori

1986, avant-dernier roman (non traduit en français) de Vladimir Kozlov (Voir, en français, Racailles, et, Retour à la case départ, éditions Moisson Rouge):
I986, (éditions, Fluid Free Fly, Moscou, 2012, collection, « romans russes pour l’Europe »), polar pur jus de Vladimir Kozlov, colle aux canons du genre : il s’agit des investigations sur viols et meurtres en série dans l’URSS crépusculaire de la pérestroïka, menées par deux enquêteurs, Youri et Sergueï, de la Prokouratoura au cœur d’une zone industrielle interlope de Biélorussie. S’agit-il d’une ville ?… Oui, elle a un centre, où les néo-nazis de Moscou viennent « fêter » la naissance d’Adolf Hitler, réjouissances impossibles dans la capitale de toutes les Russies où les kaguébistes auraient vite mis un terme au sacrilège. La cérémonie se termine du reste en échauffourée, en rixe sauvage. Youri, le plus jeune, le moins expérimenté des enquêteurs, y prend part, knock-outant un ou deux fervents du 3e Reich, non sans écoper lui-même d’un mauvais coup au passage qui l’étend pour le compte.


         … Mais c’est aux lisières de ce trou de province oublié de l’empire que des collégiennes sont agressées au coin d’un bois, entre une usine chimique qui déverse ses poisons chimiques dans le Dniepr, et un camp de tziganes près de la voie ferrée où l’on trafique à tout-va les marchandises prohibées dans l’univers soviet : jeans, disques, pièces détachées, chewing-gum, contrefaçon des grandes marques de vêtements occidentales. Le Dniepr si pollué que les habitants de ce trou d’enfer ne se baignent que d’un seul côté du fleuve. Les tziganes au trafic si florissant, que leurs voitures rutilent et font baver d’envie nos enquêteurs. Dont l’enquête piétine, exilée dans un secteur sinistre et sans loi, où règnent sauvagerie et brutalité sous les slogans triomphalistes gorbatcheviens placardés au milieu de nulle part : La Pérestroïka est une nécessité impérative surgie des profondeurs du processus de développement de la société socialiste !  Les suspects se suivent sans se ressembler forcément, des collégiens anti-sociaux, des chauffeurs-livreurs qui détournent la marchandise de leurs usines, le directeur de l’école, intouchable, car membre du parti depuis trente ans, plusieurs fois décoré pour ses états de services pédagogiques et vétéran du travail… Si Sergueï est décidé à obtenir une promotion grâce à des aveux arrachés aux suspects coûte que coûte, par exemple au moyen d’une bonne vieille trempe, Youri de son côté semble sujet aux états d’âme, revenu dans sa ville de province on ne sait trop pourquoi, alors qu’il a fait ses études à Minsk et que sa copine était fille du procureur et lui proposait un coup de pouce… 

Comme si la chape de plomb de la zone l’ensorcelait de son charme sinistre, de sa tristesse cul-de-sac. Youri est fan de heavy-metal, mordu de tous les groupes interdits d’antenne, Deep Purple, Led Zeppelin, Black Sabbath, et il fréquente les concerts semi-clandestins de leurs imitateurs locaux, souvent ses amis d’enfance. Et la poursuite désespérée de l’insaisissable assassin participe au lent dérèglement de tous ses nerfs, à l’heure où la catastrophe de Tchernobyl dépose une couche supplémentaire d’épouvante à la déchéance et au racisme d’une société qui pourrit. Mais celle-ci est au fond si ordinaire, que la menace radioactive ébranle à peine la forteresse d’indifférence résignée de tout un chacun, sauf chez quelques commères. Dans ce printemps atroce, Youri entame une liaison avec une ex-condisciple d’une des victimes.
         Vladimir Kozlov a raconté dans une interview récente qu’il était retourné aux sources du « noir » pour construire ce roman, l’Amérique de la Grande Dépression et le roman hard-boiled des pères fondateurs du genre — peut-être pour sortir de son minimalisme punk, ou plutôt le métamorphoser en classicisme polar. De même, il a évoqué la nécessité de revenir sur le crépuscule des dieux soviets, dont il est, au fil des années, et avec un remarquable sens du détail partout présent dans 1986, un archéologue minutieux. Au fait, la Russie d’aujourd’hui sort de là !… Et sa classe dominante !…



         Chez les enquêteurs de 1986, l’auteur a acclimaté le désabusement des flics tordus ou justiciers cyniques d’Amérique dans l’univers soviet en tous points aussi cruel. Spécificité locale, ils mènent l’enquête et instruisent l’affaire tout à la fois. En Russie, jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’instruction d’une affaire est menée par l’accusation, ce qui a fait bramer le chœur des vertus d’Union Européenne plus d’une fois, au nom de l’État de droit.
         Au-delà des particularités « folkloriques » ou « rétro », tout se passe, néanmoins, comme si Vladimir Kozlov avait écrit un antipolar, forme non pas contemporaine, mais hypercontemporaine, du style noir : sous ses faux airs de céder à "l'enquêtisme" dominant chez les crétins du polar… un superbe roman aux couleurs d’agonie collectiviste sur l’impossibilité de conclure.





        
Extraits de la Post-Face de 1986 de Youlia Tchtcherbinine, intitulée : Autobiographie de la réalité.
« Certains lecteurs sont captivés par l’authenticité et la netteté des contours de la vie courante des textes de Kozlov, sa capacité à saisir les détails quotidiens ; d’autres par la véracité et le caractère sans merci de ce reflet du réel russe ; d’autres encore sont séduits par le naturel des comportements et la vivacité de la langue des personnages du romancier. »
« Cependant, il n’y a chez Kozlov aucun copiage littéral de la réalité. Tout est l’aboutissement d’un tri sévère et d’un filtre très précis. L’élimination de l’inutile, de la digression, tout ce qui  ‘troublerait l’image’. Expression maximum, sous une forme minimale. »
« Ce qu’il y a de plus effrayant dans les récits de Kozlov, ce n’est pas la violence elle-même mais la soumission à celle-ci, ou son acception cynique. La recherche de ses mécanismes comme quelque chose d’extérieur (dans les vices sociaux, les circonstances objectives, les difficultés de la vie) en lieu et place d’une reconnaissance honnête de la nature agressive de l’homme. Toute notre vie est faite de violence et de résistance à celle-ci. Ou bien de l’absence de résistance. Et cette dernière est bien la plus cauchemardesque. »

10.11.12

Grande défaite

(…) J'avais bien choisi Paris pour y écouler le temps de ma paresse. Paris, c'est la fin de tout, c'est la fin du monde. Place de la Concorde on est si exactement occupé par une sensation exquise que toute la déchéance de ce temps qui éclate un peu plus loin devient définitive. La beauté jusqu'ici connue par les hommes n'est plus qu'un souvenir, la beauté un certain équilibre jeune de toutes les forces de l'homme que les collectionneurs de fragments usés ne peuvent concevoir, ne peuvent rassembler dans leurs pauvres têtes. Dans un silence trop cuisant, tout ce charme de la rue Royale c'est sur une vieille femme l'onde de jeunesse brisée en mille rides dont chacune est cette grande défaite qui corrompt tout jusqu'au fond de notre cœur.

Et quand on s'est promené, au moment de sa jeunesse, dans Paris, les mains nues, il vous reste entre les doigts une limaille subtile de grâce qui fait qu'on ne peut plus les serrer comme un poing barbare et qui fracasse. Cette unique Venise de cinq heures d'hiver sous la pluie, dernier point du monde où l'on crée encore selon le vieux sens divin de la création. On fait encore là quelques tableaux et quelques robes. C'est pourquoi aussi c'est le point de la pire pourriture, de la pire sénilité, de la pire solitude, car, leurrée par ces derniers mouvements d'un art condamné, détournée par une nostalgie trop fine, ici fléchit et flanche la seule énergie que puisse nourrir cette époque : une énergie de destruction. (…)

Drieu La Rochelle, Le jeune Européen, 1927.

3.11.12

Une affaire personnelle




À Montréal, les établissements servant de l'alcool ferment leurs portes à trois heures du matin, la loi. Cette heure approchait, j'étais joliment éméché et tentais, sans grand succès, de convaincre une travelotte de bas fonds que j'étais poète dans le but de lui tripoter les cuisses. Thierry était à quelques places un peu plus loin au bar et sermonnait JF, mon libraire, parce que selon lui, la chanson de Métallica que je venais de faire passer dans le juke-box n'était qu'une merde commerciale. Jean-François, gesticulant des doigts et des baguettes comme lui seul sait le faire, tentait de défendre mon choix en lui racontant l'histoire du punk-rock au Québec et des liens unissant les premiers groupes métal aux punks québécois que nous avions été dans notre jeunesse.
Bien que barbouillé et occupé avec mon semblant de Ginette qui l'était aussi, barbouillée, mais à la budget de B-movie et n'avait rien à cirer de la poésie ou du métal et tenait mordicus, en piètre commerciale, elle, à se faire payer un verre en échange de ma main ou je tentais de la mettre, j'observais, l'air de rien et du coin de l'oeil, l'attendrissant échange entre mes deux compères.
C'était donc lui l'animal, l'auteur de Faciste et père de Dessaignes, le traducteur de Watson, de Thompson et des Basketball Diaries, le grand pote de Limonov, le dadaïste, cet intégriste punk à la mauvaise réputation et mal-aimé de l'intelligentsia bien-pensante des salons littéraires parisiens. 
C'était, il y en a quelques-unes, l'année de la parution de Renegade Boxing Club, il vivait alors en exil self imposé à Jersey City et il s'était donné la peine de se plier en quatre sur une banquette d'autobus Greyhound pour venir me visiter et me rencontrer en personne. Une semaine que je n'oublierai jamais, les débuts de notre amitié.
Des chansons pour les sirènes.
Son éditeur a eu la gentillesse de me le faire parvenir tout frais sorti des presses et je l'ai sous les yeux, le parcours et le repasse depuis une semaine et il m'est difficile de vous présenter ce recueil de poésie que Thierry Marignac vient de publier aux Éditions L'Écarlate de façon objective, comme n'importe quel ou comme juste un autre recueil-compil de poésie. Au départ, Thierry est un ami personnel, je connais son histoire et je sais depuis combien d'années il se bat et se démène pour mener à bien ce projet qui lui est cher. Je sais aussi à quel point l'homme tient pour importante, voire, porte en lui, incarne littéralement, la poésie de ces trois auteurs qu'il nous présente. 
"Vaille que vaille..."
Relisant ces poètes, Essenine, Tchoudakov et Medvedeva, c'est la voix de mon ami que j'entends, son blues, par eux, me parvenir. Cette sélection très personnelle de poèmes est accompagnée de textes de présentation de son cru et de ceux d'une grande amie à lui, Kira Sapguir, nous permettant de situer leurs créateurs, ce qu'ils ont été, mais aussi et surtout pour ce que leur oeuvre  est au coeur de celui qui, aujourd'hui en porte jusqu'à nous une partie, nous offrant de la traduire et ainsi, de la garder en vie.
Une oeuvre inclassable
Thierry Marignac est un vieux loup qui connait très bien son métier et qui ne se fait plus aucune illusion quant à la valeur de ce business de marchands de mots, le traducteur ainsi que l'écrivain l'a appris à la dure. Le connaissant et le sachant aussi pugiliste à certaines de ses heures, je n'oserais pas ici parler en son nom, mais vous rappellerai simplement que sur un ring comme dans la vie il arrive parfois que sous ce que nous croyons être une droite qui se dessine il nous explose parfois au visage de la gauche une vraie bonne leçon de savoir-vivre et à ce petit jeu, croyez-moi, mon ami pourrait en montrer à plusieurs. Qu'est ce que ce livre que j'ai entre les mains depuis une semaine et que je ne tente pas de vous décrire, un Marignac le traducteur ou un Marignac l'écrivain ? Une chose est certaine, mon ami, toujours en vie et debout malgré tout, grâce à ces chants pour les sirènes qu'il nous livre, vient encore une fois de laisser sa trace. 

Pat Caza, 2012

28.10.12

Forwarder et Harvester


Taïga, république de Komi, Russie
  traduit par V.Deyveaux

il a suffi que je vérifie sur Google le nom d'une compagnie forestière en Lettonie pour qu'on me propose dès le lendemain d'acquérir des Forwarder des Harvester fabriqués en Suède

et pourquoi pas je me dis l'inflation est forte et l'achat d'engins de déforestation peut s'avérer un bon placement

bien que ces affaires de bois ne soient pas fiables et que plus d'un personnage respectable se soit ruiné dans l'abattage des arbres la taille des branches le débitage des troncs

le beau-frère de Gustave Flaubert par exemple

pauvre Flaubert à la fin d'une vie confortable dans la demeure familiale quand il peut enfin ne plus se soucier d'argent s'en remettant pour les questions financières au talent commercial de son beau-frère

non l'écrivain ne doit pas s'accointer avec le monde de l'entreprise c'est bien mieux de toucher des émolûments fixes de l'Etat comme faisait Kafka

ce qui du reste ne lui a pas épargné les mésaventures

ces exemples en tête on en conclut qu'il vaut mieux ne se lier en rien à l'écrivain

il faut s'efforcer de se tenir à distance de la littérature et des gens de plume

bien qu'il soit tout-à-fait possible que le beau-frère de l'auteur de “Bovary” se soit ruiné justement parce qu'il se maria à la nièce de Flaubert

et alors Flaubert se trompe en croyant qu'il a gâché sa vie paisible parce qu'il a confié ses affaires à Commanville

"Pacha", Salekhard, Yamal

Форвардеры и харвестеры

стоило справиться в яндексе о названии компании занимающейся лесозаготовками в Латвии и вот пожалуйста сегодня мне предлагают уже купить форвардеры и харвестеры из Швеции

почему бы и нет думаю я инфляция растет и покупка форвардера или харвестера может стать удачным вложением

хотя эти деревянные дела ненадежны и немало достойных людей разорились на валке леса обрезании сучьев раскряживании стволов

как например зять Гюстава Флобера

бедный Флобер конец уютной жизни в родном поместье когда можно не думать о гонорарах полагаясь в финансовых делах на коммерческие таланты зятя

нет писателю не стоит связываться с предпринимательством уж лучше получать твердое жалование от государства как это делал Кафка

что впрочем и его не избавило от неприятностей

вспоминая об этих примерах приходишь к выводу что лучше вообще не связываться с писательством

нужно стараться держаться подальше от литературы и литературов

ведь вполне может быть что зять автора “Бовари” Комманвиль разорился как раз потому что женился на племяннице Флобера
Toundra + Oural
и Флобер не прав считая что лишился спокойной жизни потому что поручил вести свои дела Комманвилю

Vladimir Ermolaev
extrait de "le boulevard sans personne" (Flaubert), dans"Tributs et hommages", koultournaya Revolucia, 2011
traduction et photos: Vincent Deyveaux