10.12.11

Règles de l'antiformat

Mettre ses…œuvres sur la table.

Comme dans l'article d'Arnaud Le Guern:
http://www.causeur.fr/limonov-vous-conseille-marignac,13907
Faim, Folie et Crime, tableau d'Antoine Wiertz

QUATUOR À CORDES        
Dans Milieu hostile, l’intrigue est lente et cuisante, comme la plaie mal refermée laissée par les soviets à quelques degrés à l’Est du formatage atlantiste « cut » des lecteurs de polar occidentaux, gavés de produits cinématographiques ou télévisuels d’origine ou d’inspiration américaine. Au point que toute autre forme de narration les perturbe.
         Dans Milieu hostile, on est au cœur du complot : l’industrie pharmaceutique impose ses exigences et sa marge bénéficiaire au mépris de la valeur d’usage, aux gouvernements, ONG et nomenklaturas médicales ; la presse joue son rôle de charognard au service des uns puis des autres, vendant aussi peu d’information que les labos vendent de soins ; l’Est et l’Ouest dansent maladroitement leur valse-hésitation au gré des tractations et des arrosages constants d’oseille pour graisser les rouages ; les dirigeants changent de discours aussi souvent que de chaussettes. Mais ça ne ressemble pas, me serine-t-on à un polar, et je veux bien le croire, je ne sais pas en écrire, peu familier avec les canons débiles d’un genre plein de détectives imbibés amateurs de quatuors à cordes et de policiers divorcés férus d’humanisme, piétinant dans une enquête laborieuse dont les indices prouveront que les riches sont des pourris et que les meilleurs des pauvres deviennent parfois méchants à force de morfler. 
Sans même parler des tueurs en série tous clonés, néo nazi sous speed à croix de Malte dans l'Idaho, obèse empêché du gourdin de la banlieue de St-Louis, et leurs gravures sur victimes, singés verbatim par les copieurs de Phrance et d'Europe.

 SOLO DU SOLITAIRE
         Peut-être que la plongée dans l’abîme de la perte intime, des amours qui s’effondrent, une amitié qui se déchire, pourrait tirer Milieu hostile vers le « noir », un fourre-tout très sérieux et propre sur lui où l’on glisse ce qui sort du « polar », mais où traînent quelques cadavres homicidés.  Toutefois l’insistance, le trait qui redouble l’intrigue géopolitique d’une intrigue humaine ressemble trop à de la littérature générale, un label qu’on ne va tout de même pas m’accorder, ce ne serait pas un service à me rendre.
         Et puis les poules de Milieu hostile, transfuges intimes de la femme soviet, ne sont ni avocates à Manhattan, ni portoricaines dans le Bronx. Les lascars n’ont aucune ascendance irlandaise, les drogues ne viennent pas de Colombie, on les bricole soi-même à Kiev et Sébastopol, on les confectionne à Vilnius, on les interdit à Paname. Si le retour de la vieille équipe de staliniens aux affaires d’Ukraine est au centre du roman, il n’y a donc pas le moindre gangster mexicain ou caïd maniaco-dépressif à la Scorcese. D’ailleurs, Milieu hostile, ça ne se passe ni à Chicago, ni dans l’East End, ni à Marseille. Mon casier judiciaire s’alourdit.

DÉCERVELAGE POUR TOUT L'ORCHESTRE
         Peut-être que Milieu hostile aurait pu être reconnu par le genre noir, à l’époque, quarante ans en arrière où il représentait l’antidogme, foisonnant, inventif, part maudite de la société , quand, par exemple, Viard et Zacharias adaptaient L’Iliade et Hamlet dans la France des Trente Glorieuses, que Siniac inventait les personnages de La Cloducque et Luj’ Infermann, que Dard pondait l’inoubliable Une Seconde de toute beauté — qu’on rangeait les implacables mécaniques Guerre Froide de Len Deighton en collec polar version espionnage. Avant l’irruption des doctrines. Quand le polar n’était pas encore un Milieu hostile.
Thierry Marignac, décembre 2011