21.12.11

Milieu hostile, interview russe.

Romancier en escale à Itinéraires

ROMANS — DES ÉTENDUES DE LA C.E.I.
 De Daria KRAŸOUCHKINE
(Article et interview parues le 20-12-20011, dans la revue culturelle russe sur Internet : L’OBSERVATEUR RUSSE, РУССКИЙ ОЧЕВИДЕЦ, que nos lecteurs russophones peuvent lire en VO au lien suivant de cet estimé magazine:
http://rusoch.fr/cult/terri-marinyak-romany-s-prostorov-sng.html ).
Entre l’Est et l’Ouest, Sébastopol, Minsk, Vilnius et Paris — tel est l’univers des personnages du nouveau roman de l’auteur français Thierry Marignac, Milieu hostile. Dans ce livre, le fil de l’amitié et de l’amour est tissé sur un canevas policier habilement brodé sur le tissu de la culture d’Europe de l’Est. Original et inhabituel pour les Français, assez éloignés de la vie en Ukraine, Russie, Biélorussie et Lituanie. Original et inhabituel pour les Russes, Ukrainiens, Biélorusses parce qu’il s’agit de notre monde vu par d’autres yeux, directement, comme à travers une vitre immaculée, un regard sur les dernières années de la vie chez nous, dans nos pays. Monsieur Marignac a parlé de son livre un peu plus en détail à L’Observateur russe à l’occasion de la signature organisée le 26-11-2011 à la librairie parisienne « Itinéraires » spécialisée dans le voyage, 60 rue St-Honoré.

Q : C’est votre quatrième roman sur l’Europe de l’Est. S’agit-il d’un cycle ou bien chaque roman est indépendant des autres ?
En réalité, ces romans peuvent se lire séparément, mais il s’agit effectivement d’un cycle en ce qui concerne la langue et la culture. Parce que j’apprends la culture grâce à la langue et inversement, la langue grâce à la culture. Ma rencontre avec les langues et cultures russes a été très fructueuse, elle a ouvert un espace à l’imagination, fourni les inspirations romanesques.

Q : On a l’impression constante, que « Milieu hostile » — ce n’est pas simplement un roman policier « noir », genre qu’on considère souvent comme une littérature de masse. Alors finalement, c’est un roman noir, ou pas ?
R : Noir ou pas noir, je ne m’intéresse pas à ces catégories. Il existe des critères particuliers habituellement dévolus au polar, mais les miens n’y correspondent absolument pas. L’intrigue « criminelle », disons, existe pour moi parce qu’elle permet à mon imagination de fonctionner. C’est à dire que je ne peux enfin décrire, par exemple, amitié et amour, aucun fil narratif ne surgit dans mon esprit, si je ne place pas les personnages dans un contexte socio-historique précis. Quand je l’ai trouvé, l’imagination travaille, je peux écrire.

Q : Qu’est-ce qui compte le plus à vous yeux, l’intrigue criminelle ou l’intrigue affective ?
R : L’intrigue criminelle est nettement plus importante pour moi, c’est certain. C’est ce que je tentais de vous dire : l’intrigue affective n’a de sens que dans son contexte géopolitique et événementiel. Je ne pourrais pas concevoir une histoire d’amour abstraite, qui constituerait une intrigue de roman à elle seule. Je ne saurais pas le faire.

Q : Dans votre roman, l’Europe de l’Est, c’est un univers hérité du passé soviétique, ou bien un univers tourné vers l’Occident ?
R : Il s’agit plutôt d’un univers hérité du passé soviet, avec tous les problèmes qui en découlent par rapport à l’Occident. Nous comprenons mal cet héritage, il est tout à fait éloigné de nos habitudes et nous avons beaucoup de représentations fausses à son sujet. De l'autre côté, les projections locales sur l’Occident sont également très tordues. Je raconte à ma façon cet éloignement entre les deux côtés de l’Europe, sans que ce soit un but défini, un message. Ce n’est pour moi qu’une occasion de création littéraire.

Q : L’Europe de l’Est est-elle pour vous un monde exotique ou au contraire un monde bien trop réel ?
R : C’est pour moi un monde très réel, parce que j’y ai passé pas mal de temps. L’exotisme de ce monde tient pour moi à sa proximité. Ce qui me plaît tant, qui me séduit, c’est une certaine simplicité, que j’appelle simplicité de l’action. Dans cette simplicité, je retrouve ce que j’aimais dans les cultures françaises et européennes. Tout cela a disparu avec l’irruption forcenée et unilatérale, tyrannique, de la culture américaine, les téléphones portables, etc. Et ce que je ne trouvais plus dans ma propre culture, je le retrouvais en Russie et en Ukraine.

Q : Il y a des épisodes mémorables dans ce roman, notamment avec une vendeuse de boucherie sur un marché de Sébastopol, où elle appelle le héros « Lapereau » et veut l’engraisser, ou une scène avec un fruits et légumes caucasien qui lui propose d’acheter littéralement toute sa marchandise.  S’agit-il là d’un désir de refléter l’Ukraine authentique, ou bien c’est juste du grotesque ?
R : J’ai vécu et traversé ces incidents ; je n’avais pas besoin d’inventer, puisque tout était sous mes yeux. Pur « Fantastique Social » comme disait l’écrivain français Mac Orlan. Un Géorgien sur un marché a un jour essayé de me vendre toute sa camelote. Ce qui était loin d’être tragique. Je ne me suis pas laissé faire. Mais il m’avait quand même refilé deux pêches pourries.

Q : Quels traits de caractère, sont-ils susceptibles d’apparaître chez un Français vivant un certain temps en espace post-soviet ? Quelles seront ses métamorphoses ?
La personnalité change toujours quand on vit dans une autre langue. C’est très drôle, mais on ne peut être exactement la même personne dans une autre langue.  Je change aux USA, je change en Russie et en Ukraine.

Q : Dessaignes, le personnage principal de « Milieu hostile » est-il un héros ou un anti-héros ?
R : Difficile de répondre à cette question. En dehors de ça, il existe un autre personnage capital dans ce livre, Loutrel, qui a pris petit à petit presque autant d’importance que celui conçu au départ comme le héros du roman. C’est arrivé spontanément, parce que ce second rôle me plaisait décidément, imaginé à partir d’un modèle défini que j’aimais bien. Qui plus est, j’emploie souvent ce procédé : j’ai déjà fait des romans avec plusieurs personnages en concurrence pour le premier plan du livre.

Q : Dessaignes et Loutrel sont-ils des personnages antagonistes ou bien partagent-ils beaucoup de choses ?
R : Simultanément l’un et l’autre. Ils ont un certain passé en commun, mais aussi, ils ressentent tous deux la nécessité intérieure d’échapper à leur milieu d'origine. Mentalement et psychologiquement.

Q : Pour parler des images de femmes, Elmira la Tatare est belle et pleine de charme, tout en étant très pragmatique dans son désir de quitter Vilnius pour s’installer à Paris. Incarne-t-elle des traits typiques chez les femmes d’Europe de l’Est ?
R : Oui, j’ai souvent vu ce genre de pragmatisme. Mais au fond c’est un mélange de rêverie et de pragmatisme, propre à rendre fou les Occidentaux. Sur le plan littéraire c’est un caractère très productif. Elmira est à mes yeux un personnage réaliste, mais beaucoup moins négatif qu’on ne pourrait le penser.

Q : Votre livre a-t-il une morale ?
R : Non.

Q : Qu’est-ce qu’il donne à ses lecteurs, alors ?
R : J’espère qu’il donne le plaisir de la lecture d’un polar, le plaisir de rêver et d’entrevoir un monde souvent étranger au lecteur. Certains de mes amis ukrainiens ne connaissent pas l’Ukraine que je décris. Je crois qu’il y a pour les Français quelque chose d’inhabituel géographiquement, et pour tous, quelque chose d’inhabituel sur le plan social. Je ne me suis pas fixé pour but de faire une déclaration morale, sociale ou politique, faire la morale, c’est pas mon boulot. Je pense au contraire que le travail du romancier est de distraire les lecteurs, de les inciter à la réflexion et à la rêverie, et pas du tout de leur délivrer un message défini à l’avance. Les aspects esthétiques et sensuels de la création m’occupent beaucoup plus, et ce sont ces énergies que je tente de communiquer au lecteur.
Daria Krayouchkine