12.6.11

Tarass Maboul


TARASS ET L’AIGLE FASCISTE
Kiev, juillet 2009, hôpital n°5
Tous les matins, Volodia descendait au sous-sol entrepôt à shooteuses neuves et kits de protection — piles de cartons entassés — et cognait en allant aux gogues sur une porte en fer dont l’unique verrou à hauteur de poitrine était fermé de l’intérieur. Il hurlait au passage qu’il était temps que Tarass déploie ses ailes d’aigle fasciste. C’était une ritournelle ensuite, au cours de la journée, chaque fois que Tarass pétait les plombs — et ça arrivait régulièrement, Tarass était fou à lier — Volodia lui ordonnait de faire un aigle fasciste, et celui-ci finissait par s’exécuter, allongeant ses longs bras maigres et inclinant la tête comme un oiseau rapace. D’où ça sortait chez Volodia et pourquoi ça marchait sur Tarass, aucune idée. Bref, le matin Tarass s’extirpait de sa cellule encombrée d’un bric-à-brac que je n’ai jamais voulu regarder, où il dormait sur un vieux canapé en skaï beige. Volodia lui ordonnait de laisser la porte ouverte pour aérer. Je passais en général à ce stade-là de leurs explications, parce que Tarass était pressé d’aller bouffer là-haut, dans la cellule que nous partagions avec Volod, là où il m’hébergeait, le point d’échange de seringues au rez-de-chaussée de l’hôpital.


DÉPLOYER SES AILES
Puis après avoir expédié quelques corvées, comme faire le thé et ses ablutions, on passait au petit-déjeuner, le moment favori de Tarass, connu pour bouffer tout ce qu’il voyait. D’autre part, pendant quelques minutes, rarement plus, il avait le droit de parler. Il racontait ses rêves et les confondait avec la réalité, se perdait en chemin et n’arrivait nulle part jusqu’à ce que Volodia lui intime de la boucler, puis de faire un aigle fasciste. Le rêve qui me frappa le plus, parce qu’il y croyait, l’avait entraîné à Ekaterinenbourg, Sibérie, dans la nuit à travers les steppes et une fois là-bas, l’intrigue s’était corsée. Des ninjas escaladaient des gratte-ciel par -40° grâce à l’ancienne méthode kung-fu d’adhésion à la matière que Tarass était le seul à connaître en Ukraine parce qu’il avait lu sans en parler à personne les écrits secrets des Chinois dans la bibliothèque de son père à l’époque où il en avait encore un, quand il n’était pas ce clodo recueilli par Volodia et là j’avais perdu le fil. Alors Volodia, qui se retenait depuis déjà cinq minutes, a profité de mon air absent pour lui dire de se taire. Mais Tarass, flatté par mon attention, ne voulait pas en rester là. Il n’avait pas remarqué que je pensais à autre chose. Tarass a entrepris de raconter son retour de Sibérie en voiture dans la nuit, et là, Volodia a explosé. Il a décrété la fin du petit-déjeuner et l’heure de faire le ménage, avant d’aller « travailler » au Club Narcotiques Anonymes local, vider les cendriers, faire la cuisine, etc. Tarass a répliqué qu’il ne fallait pas lui parler sur ce ton, il savait très bien se défendre, il avait lu tous les bouquins de tai-chi win-tchung secret dans la bibliothèque de son père sans en parler à personne, et il se souvenait des prises mortelles…
Mais Volodia s’est approché tout près de lui avec sa tête de brute chauve à peu près écarlate et Tarass s’est tu. Il est allé prendre le seau et le balai en maugréant trop bas pour ce soit intelligible.


SCHIZO JUSQU’AU TROGNON
Tu comprends, disait Volodia, il est schizo jusqu’au trognon, si tu ne l’occupes pas sans arrêts avec des tâches de robot, il dérape. Il est cliniquement barge, mon vieux, avait conclu Volodia, un jour où je lui trouvais la main lourde avec Tarass, qu’il avait engueulé trois fois dans la matinée. Je marchais sur des œufs parce que je ne voulais pas faire l’Européen non plus, et que j’avais compris à quel point notre ouaille était brindezingue. Mais en lui parlant gentiment, et en l'obligeant à faire du sport pour le fatiguer, je parvenais parfois à me faire entendre de lui mieux que Volodia.
Tarass était très grand, avec des os menus aux épaules et aux bras, et des os massifs aux hanches et aux jambes. Il était dégarni — presque complètement — une couronne de cheveux noirs au sommet du crâne, un jean clair crado, des baskets blanches grises de poussière, un tee-shirt que Volodia le contraignait à laver toutes les semaines : Scarface, je crois. Avec son nez un peu crochu, ses binocles, il ressemblait à un moineau déplumé. Il était assez souple, mais n’avait aucune endurance. Je comprenais mieux l’aigle fasciste en observant Tarass. L’ironie de Volodia servait d’électrochoc à cet animal persécuté. Je parvenais à lui faire faire une demi heure de gym qui le calmait pour les heures suivantes. On allait dans un bois en lisière de l’hôpital et quelques rombières de la cité Kroutschevski d’à-côté ont fini par se joindre à nous, en blouses de nylon, un jour, pour maigrir, elles nous avaient vus de la fenêtre. Je présentai Tarass comme mon meilleur élève, puisqu’elles m’avaient décerné d’entrée et sans la moindre preuve le titre de moniteur. Elles restaient rarement plus de dix minutes, mais pendant quelque temps, c’était quotidien. En chemin, surtout au retour, Tarass me parlait de tous les livres sur les arts martiaux secrets — ça allait du ninja-do, au sistema des commandos spetznaz de l’Armée Soviétique — qu’il avait lus sans en parler à personne, dans la bibliothèque de son père…


UNE RAGE DONT IL OUBLIAIT L’ORIGINE
Je le laissais faire, me flattant d’une patience dont je savais Volodia incapable. Tarass avait toujours été cinglé, né dans une famille de petits fonctionnaires soviets, dont la mort avait été une bénédiction pour de quelconques petits truands, apprentis requins comme il en pullule à Kiev, qui lui avaient raflé son appartement en lui faisant signer n’importe quoi, vu qu’il était largué et tout seul. Tarass, je ne le sus que quelques semaines après avoir fait sa connaissance, avait 32 ans. Avec son air de môme brimé, je lui en donnais dix de moins hors taxes. Tarass avait été viré de chez lui un beau jour, et les documents de l’appart avaient été refaits dix fois entre temps comme ça se pratique là-bas, Tarass avait vécu dans la rue, rongé par une rage dont il oubliait l’origine, et consumé d’angoisse d’affronter sans cesse des dangers plus grands que lui. Tarass avait tout perdu dans la rue, et à l’hôpital on lui avait piqué ses papiers. Volodia l’avait ramassé dans le caniveau et l’hébergeait là-bas en tournant le règlement. Mais Volodia ne voulait pas le laisser s’endormir et croire qu’il allait pouvoir rester là à flemmasser toute la vie, dormir dans ce sous-sol puant, humide et sans air. Volodia voulait l’expédier dans une institution — Tarass a besoin de remèdes de cheval, terminait-il, l’air sombre.


HISTOIRE DE L’ESQUIMAU SOVIÉTIQUE
Un matin, avant d’aller faire du sport avec Tarass, la sagesse dont je me flattais vola en éclats. On avait pris l’habitude d’aller à la seule machine espresso, dans l’épicerie au milieu de la cité dortoir construite comme une enceinte, sur trois côtés couleur ocre d’une hauteur vertigineuse. Je payais un café à Tarass, et il aimait ça. Après, on allait au bois retrouver les rombières pour faire des assouplissements.
Mais ce jour-là le café lui avait dénoué les neurones et il commençait à être en confiance avec moi, alors en passant au-dessus du bac à esquimaux, il s’est lancé dans une histoire de l’esquimau depuis l’époque soviétique, avec ses marques favorites, celles qui avaient disparu — il ne s’expliquait pas pourquoi — la venue prochaine de nouvelles armoires frigorifiques allemandes, et du praliné européen qui allaient bouleverser le marché des crèmes glacées. Personnellement, Tarass recommandait le praliné. Mû par une impulsion irrépressible, je ne pus m’empêcher de gueuler — à ma grande honte simultanée — qu’il était très urgent qu’il la boucle pendant un quart d’heure. Quelle autre quinine à ce typhus verbal ?
Je reconnus mes torts auprès de Volodia : Oui, il y a des moments avec Tarass, il faut intervenir, sinon c’est la noyade.



L’EXPÉDIER CHEZ LES DINGUES
Volodia résumait la situation : Tarass, je suis ton père, et Thierry c’est ton oncle. Quand est-ce que tu vas chez les flics te faire un passeport ? Que je puisse t’expédier chez les dingues. Ils te nourriront, là-bas.
Tarass résistait parce qu’il avait les jetons. La police ukrainienne a gardé certaines habitudes soviets et n’est pas réputée pour sa douceur. Il avait été sérieusement maltraité et racketté, les uniformes lui flanquaient la colique. Alors Volodia l’avait privé de cigarettes, jusqu’à ce qu’il y aille : c’est la seule solution. Tarass, fais-moi un aigle fasciste et vas-y. Tu vas crever dans ce sous-sol. Et je ne peux pas te nourrir pour l’éternité, avec tout ce que tu bouffes. Eux, ils ont les moyens.
Tarass avait rempli les formalités pour ses papiers, au fond, il était content d’avoir quelque chose à faire — et de récupérer ses clopes en fin de parcours. Je ne me permettais plus la moindre réflexion. Tarass, cas d’espèce, dépassait de loin mes compétences.
Et les miennes !… crachait Volodia, excédé. Il faut des professionnels pour s’occuper de ce mec-là !… Moi, j’ai une gonzesse à m’occuper !… Et elle trouve que je la néglige !…
Le jour où Tarass avait obtenu ses papiers, apprenant que j’aimais bien Essenine, il avait récité trois longs poèmes de celui-ci d’affilée pour me faire plaisir. Tarass avait réellement une bibliothèque dans la tête, peut-être pas entièrement consacrée aux arts martiaux secrets. Ensuite l’atmosphère avait baissé d’un cran, parce que Volodia voulait fêter ça — sa délivrance du cinglé — alors on était parti faire les courses. Volodia donnait des instructions très précises à Tarass, mais en chemin, Tarass tombait en extase devant un rayon ou l’autre du supermarché, généralement les saucisses ou les glaces. Et ce soir-là, Tarass a disparu, alors qu’il devait rapporter des patates pendant qu'on achetait de la bière, et on n’avait plus de nouvelles. Mais on l’a retrouvé dans un coin extrême de la charcuterie, au-dessus du rayon lard ukrainien plus ou moins saindoux, le Salo. Tarass avait l’air d’en répertorier toutes les variétés — comme on égrène un chapelet.
Il va au supermarché comme on va au musée !… m’a hurlé Volodia dans les oreilles. Je te le dis depuis le début !… Il n’est pas normal !…
Avant d’aller voler dans les plumes de Tarass, qui se savait coupable, fonçant chercher les patates la tête basse.
J’étais à Moscou quand Volodia m’a appris que Tarass avait été admis à l’hôpital psychiatrique, qu’il mangeait trois fois par jour, prenait ses médocs, et vivait comme un coq en pâte, s’y sentant comme chez lui.
THIERRY MARIGNAC, JUIN 2011