18.5.11

Anticiné



un montage de gntv

11.5.11

De la traduction comme un tiercé gagnant

TM, fête de la maison du cinéma d'Odessa, juin 2009, photo © Vladimir Moyceev

GENTLEMAN-TRADUCTEUR
(Claquettes, entrechats, smoking,
Cigare, haut-de-forme, vieille fine,
Drogues de luxe et limousine,
Thierry Marignac)

Un traducteur, pour peu qu’il s’absorbe sérieusement dans son travail, apprend beaucoup de choses sur l’auteur qu’il traduit. Des choses qui n’ont parfois rien à voir avec la fiction proprement dite : les diverses vitesses de son pouls, ses spirales maniaco-dépressives, ses vices et ses vieilles blessures. Sur le plan du récit, le traducteur —surtout lorsqu’il suit un auteur sur plusieurs livres — assimile la méthode adoptée pour composer, construire, se jeter à l’eau, surnager, se laisser emporter par le courant.

LE MÉTIER DU VIEUX
Traduisant La Loi à Randado (Rivages/Noir), un roman de jeunesse (et de commande) d’Elmore Leonard, je pigeai en un éclair beaucoup de choses sur ce vieux bonhomme bougon, grâce à son deuxième chapitre. Dans celui-ci, le maire d’un bled du Far-West réfléchit à la façon dont il va convaincre les plus influents de ses administrés à lyncher par pendaison deux Mexicains suspects de vol de chevaux, sans preuve de leur culpabilité. Comment il va faire souffler le vent de la révolte contre les autorités de l’État et de la justice, on sait faire notre justice nous-mêmes !!! Quelle pose virile il adoptera pour stimuler les hésitants. Quelle blague il balancera à ce hâbleur malabar de vacher dont il a besoin pour faire taire l’adjoint du shérif. Combien de tournées générales ça va lui coûter. Comment les compromettre tous pour qu’ils le soutiennent au retour du shérif lui-même, furieux de voir son autorité bafouée. Très remarquable et très habile de la part d’un auteur encore jeune (ce roman date des années 1950), ce chapitre a une double fonction : non seulement Leonard y met en scène son personnage dans l’action de convaincre ses concitoyens à commettre un crime tout en présentant ceux-ci un à un au lecteur, mais il compose d’un trait de génie son intrigue dans sa totalité. Comme il s’agit d’un roman de jeunesse et de commande, on en déduit logiquement que l’auteur Leonard s’enseignait ainsi à jeter les bases d’une histoire solide. Ayant rédigé un roman de commande quelques années auparavant pour le Fleuve Noir avec une détermination inébranlable à apprendre mon boulot, le procédé me sautait aux yeux — éblouissant de simplicité, raccourci d’intelligence créative.
Avoir un tel aperçu de la fabrique intime et du métier d’un auteur est une chance pas si courante dans une vie de traducteur — une de celles qui en font le prix. Après avoir traduit deux westerns de Leonard, je n’ai jamais éprouvé l’envie de lire les autres, ce n’était pas pour moi un auteur essentiel, et je savais comment il s’était constitué. Bien qu’il s’agisse notamment d’un dialoguiste hors pair et qu’il ait le don de dérouler ses intrigues à l’implacable, ma curiosité était satisfaite et la leçon avait porté.
Je tentais en vain — un soir dans les années 2000 à une lecture dans un Barnes & Noble de Manhattan vers la 100ème Rue, je crois — d’attirer l’attention de Leonard, mais il était fatigué, il avait encore une quinzaine de bouquins à signer, quinze lecteurs à se farcir avant le dîner et se contrefoutait d’une traduction de plus. Dommage, pensais-je en m’éclipsant, j’aurais bien voulu lui reparler de ce deuxième chapitre.

(Vlad Moyceev par lui-même)


LE MÉTIER DU JEUNE
S’il s’agit encore d’un registre intime, c’est néanmoins une émotion très différente qu’a produit la traduction de Retour à la case départ second roman de Vladimir Kozlov à paraître en France, chez Moisson Rouge en janvier 2012.
Sans doute parce que j’ai déniché un jour cet auteur en achetant l’édition russe de son premier bouquin (Racailles, en russe, Гопниги, ou, voyous, loubards, apaches) où figurait une tête de skin-head des plus réjouissantes : œil torve bleu soviet, mégot clope de contrebande, fausses bretelles Union Jack.
À l’intérêt que suscite chez moi le métier croissant de ce type qui n’a pas encore quarante berges et déjà une douzaine de bouquins publiés à son actif en Russie (L’étoile montante de la jeune littérature moscovite ! devait s’écrier Kira Sapguir), s’ajoutait un autre élément : une sensation de proximité. Bien plus rare encore qu’une lucarne sur la cuisine du romancier. En fait, je pense que c’est la première fois — au cours des vingt-cinq ans où j’ai publié des romans et traduit d’autres romans. Kozlov est un auteur russe au sens punk — on se souvient de Racailles, Moisson Rouge, 2010, salué par Guégan dans sa chronique de Sud-Ouest Dimanche— et sa patte a la rudesse indistincte, le son particulier d’une remarquable prose de brute. Non, la proximité tient plutôt à l’idée fugitive de raconter une histoire à la dérobée, toute de feintes et d’esquives narratives — pour aiguiser l’œil du lecteur.

(Couverture du disque de Natalya Medvedeva : Russian Trip)
LA CONCASSEUSE
Comme l’indique son titre Retour à la case départ est l’histoire du retour dans son pays d’origine d’un jeune Russe au passé mystérieux exilé à Prague. Ce passé mystérieux se dévoile petit à petit, mêlant les flashs-backs au temps présent pour nous ramener à la broyeuse des années Yeltsine et ses conséquences ultimes jusqu’à aujourd’hui. De leurre en leurre, à la lueur de cette sacrée mémoire des guerres criminelles, le punk russe vieillissant se persuade peu à peu que ce retour au pays où l’on broie les rêves à la concasseuse prend les allures d’un destin. Ce faisant, c’est tout un pan d’Histoire qu’il éclaire de lumière noire. La méthode post-soviétique de la pègre pour rafler les ressources, prendre le pouvoir : s’emparer de la plus grosse usine du patelin, avant de s’attaquer à la mairie. Le malheur de tout un chacun dans ce paradis des seigneurs de la guerre. Le succès du mépris, l’empire de la grisaille et celui du clinquant.
Kozlov réussit cette évocation — ratée par beaucoup — dans un court roman, abrégé dirais-je, de la pathologie du narrateur, certes toujours grinçant sous le fardeau, mais sans commentaire parce que complètement largué chez les dingues dans un paysage d’apocalypse. Le narrateur de Retour est en retrait. La note subjective de rupture avec tout le Saint-Merdier de la Mère Patrie, ses valeurs bidons et sa mesquinerie, donne la tonalité unique d’une histoire autrement banale — aux yeux de quiconque a suivi les convulsions de l’effondrement soviet. La seule fois où j’ai entendu une note comparable, c’était à Odessa, en écoutant un vieux camé ukrainien qui avait pris dix ans de camp en 1990, pour être libéré après avoir tiré sa peine — dans un monde radicalement différent.

(Vladimir Moyceev par lui-même, deuxième mouture, en été)
LES OMBRES DE LA VILLE DORTOIR
Je ne connais pas très bien Kozlov personnellement, quoique je l’aie vu à Paris et à Moscou, et qu’on ait bien rigolé. Un type mince et blond de taille moyenne, avec les longs bras, qui, m’a-t-on dit en Russie, signalent une origine paysanne. Il vient de Moguilev en Biélorussie où vit encore sa mère. Si ses romans portent tous les stigmates hérités de cette ville dortoir, l’apparence de ce personnage plutôt cosmopolite et débrouillard n’en dévoile aucun. Il a su foutre le camp, arracher une bourse d’un an d’études de journalisme aux Etats-Unis, et revenir s’imposer à Moscou comme un romancier d’avenir. Je connais mieux Kozlov par la traduction de ses livres. Ses plaies et bosses, ses effondrements, ses forces et ses lignes de fuite. Je les cherchais en vain sur le physique à la Iggy Pop du fondateur d’une littérature punk autochtone, malin comme un singe, fraternel comme un naufragé.
Je discernais plus facilement l’animal blessé chez la femme de Vlad K., biélorusse également, dont la beauté discrète était soulignée du paradoxe slave de réserve, voire de sécheresse cassante — enrichi d’un écho infiniment répercuté, infiniment tendre.
Autre bonheur insigne de la traduction : de temps en temps — Pas souvent, dites, abrégeait Jacques Vaché pour crâner, impatient des mitrailleuses — à la chasse aux chimères, on fait connaissance avec des gens épatants.
TM, Paris, mai 2011.

9.5.11

Maint Salaud

Brejniev en commissaire politique sur le front, 1942

VAGUE À L’ÂME FRAM TOURS
À Sébastien Lapaque,

Les écrivains voyageurs sont une variété de touriste qui ulcère les plus calmes de leurs confrères honorables et des malheureux autochtones de tous les pays (unissez-vous !) contraints de les tolérer à domicile. En effet, ils poussent comme du chiendent, et mémère dans les orties par-dessus le marché. Ils forcent à une surenchère, comme si on n’en avait pas déjà soupé, sur l’authentique. Plus éthique que l’authentique encore, et plus durable que le commerce. Je vous livre l’âme d’autre part franco de port, l’exotisme subtil en huile essentielle, et vous marquez des points dans les dîners en ville. Pour la modique somme de… en échange des 0,850 kg de papier imprimé fourgués par ce salopard d’éditeur qui ne m’a pas encore payé la deuxième moitié de l’avance.

GREENPEACE S'EN CHARGE
Les écrivains voyageurs tiennent des festiveaux exportables à bénéfices six chiffres dans des villes balnéaires. Une sorte de Paris-Plage né à Saint-Malo dont le format plait sur toute la planète. Joannesburg, Rio, Marrakech, tous les espoirs sont permis au tiroir-caisse. Les écrivains voyageurs s’en félicitent, ils pourront voyager, et s’approvisionner en états d’âme qui sont leur fond de commerce équitable : boire du whisky à onze heures du matin en Bretagne, se faire des putes en coucher de soleil sur la Havane, et se péter la sous-ventrière à l’heure des repas sous toutes les latitudes. Car les écrivains voyageurs sont conscients de l’état déplorable de notre globe terrestre et ils nous réveillent, nous autres qui n’avons rien à foutre que ce boulot quotidien d’abruti sponsorisé par personne, mais alimentaire (encore !) mon cher Watson. Oui, parce qu’il semble que les écrivains voyageurs, ces créatures célestes douées du regard compatissant de l’observateur informé, n’aient pas de loyer à payer. Enfin, pas comme nous. Ou alors, c’est, noblesse oblige, Greenpeace qui s’en charge !

MARCHÉ DE NICHE EN TÊTE DE GONDOLE
Les écrivains voyageurs font mine — sous leur faciès buriné — d’ignorer que leur « genre » est né du déplorable formatage de la librairie où chaque rayon doit avoir son étiquette, ni les clients ni les fournisseurs n’ont de temps ou d’argent à perdre. Marché de niche en tête de gondole, flux tendu, tout le monde va vers sa mangeoire. On se demande où atterriraient Cendrars, Soupault, de Roux et Michel Bernanos, astéroïdes, dans une époque aussi tatillonne sur l’étiquetage. Ils avaient pourtant pas mal roulé leur bosse. Il est extrêmement douteux qu’ils eussent revendiqué en l’occurrence le label infamant d’écrivain voyageur. Vous êtes payé pour ça, Monsieur ?… Mais alors vous êtes un imposteur !… Mœurs d’épicier !…

RAMPANTS
Le bât blesse ici autant qu’en d’autres genres littéraires, et pour les mêmes raisons. De même qu’un certain drapeau rouge, brandi dans certains types de littérature annule d’avance toute critique sociale, l’annonce de l’exotisme le tue dans l’œuf. En effet, au lieu de créer la surprise, d’obtenir l’impact inattendu, productif, étrange comme un étranger, on se contente de s’adresser à une clientèle répertoriée, comptabilisée, neuroleptisée,. Le voyage comme sédatif, où l’aspiration à l’autre est absolument dépourvue de curiosité, pur miroir névrotique. À l’heure où National Geographic diffuse 24/24 sur le câble, satellite, numérique, fibre optique, télépathie neuro-transmise par abonnement Pay-Pal, que sais-je, on croit rêver. Une combine aussi transparente marche encore. La littérature voyage : une des multiples promotions de l’hypermarché culturel planétaire. Voilà la véritable cause de désespoir : la généralisation de la tartufferie pourvu qu’elle soit marketing. Un coup à foutre le camp très loin sans dire au revoir à personne. Si on te demande où je suis, t’as qu’à dire que— de la forteresse où j’ai trouvé refuge — je leur ai faussé compagnie, à tous ces rampants.
Crève la littérature voyage, ça c’est un slogan. Les vagabonds et les nègres percuteront tout de suite.
Thierry Marignac, Paris, 2011.